Une analyse de Vita Nostra, roman de Marina et Sergueï Diatchenko

Temps de lecture: 30min

Je suis tombée par hasard sur ce roman à la couverture intrigante, au titre en latin et aux auteurs au nom slave. Ma curiosité piquée, je lis le résumé, qui mentionne Harry Potter, un institut de technologies spéciales et le Verbe à l’origine du monde. Allez, c’est parti !

couverture de Vita Nostra

Les commentaires que l’on peut trouver au sujet de ce livre parlent d’une expérience de lecture à part entière, d’un livre dont le sujet et l’intrigue ne se résument pas. C’est vrai. Je ne tenterai donc pas l’impossible. Si vous ne l’avez pas encore lu, «Je ne peux dire de plus pour le moment, vous ne comprendriez pas.», p103.

Dans la suite de cet article, je vais parler de cette expérience et l’analyser à ma façon. Il y aura donc des spoilers : si vous cherchez un résumé en vous demandant quoi lire, revenez plus tard, perplexe et chamboulé, une fois l’histoire dévorée.

Je ne prétends pas connaître les intentions des auteurs au-delà de ce qu’ils ont annoncé, mais n’est-ce pas cela une analyse de texte : les élucubrations de lecteurs sur un sens profond mais universel, qui n’appartient plus tout à fait aux auteurs ?

Qu’avons-nous donc lu ?

Un Roman initiatique sur le passage à l’âge adulte ?

C’est un fait, revendiqué par les auteurs, que ce roman décrit un passage à l’âge adulte. L’interpréter ainsi donne des clés au lecteur pour comprendre, et même prévoir l’intrigue. En effet, Sacha, l’héroïne, est confrontée à différentes grandes étapes : cocon familial dont elle commence à s’éloigner avant son entrée à l’Institut, et auquel elle devient aussi étrangère qu’un monstre couvert d’écailles, perte de ses repères durant la première année, destruction de ses illusions durant la deuxième année et enfin, reconstruction à la troisième année, et réalisation.

Réalisation en tant que mot. Or seuls les élèves de l’Institut sont des mots. Il ne serait donc pas donné à tout le monde de devenir adulte, mais seulement à quelques personnes, celles qui sont sélectionnées pour l’Institut. Ça fait peu de monde. On peut noter les personnages de Maman, Valentin et Bébé Valentin, mais aussi de Ivan Konev, qui accompagne Sacha courir un matin et qui la recroise pendant ses vacances. Ont-ils raté leur passage à l’âge adulte ?

Ivan Konev ne présente pas de grands espoirs à sa première apparition (« Vainqueur des olympiades, dévoreur de science fiction, […] habillé de chemises toujours impeccablement repassées par sa mère et sa soeur », p51). Même s’il est décrit comme « lancé sur la route du succès », sa description en fait un éternel enfant. À leur rencontre suivante (p217), Ivan est « un étudiant en droit, porteur d’une barbe frisée », pas grand chose n’est dit, si ce n’est qu’il s’étonne des changements qui s’opèrent chez Sacha (et forcément, pas chez lui, il n’a suivit aucun cours qui le font fixer le vide, lui).

Pour Valentin, le nouveau compagnon de Maman, c’est fort probable qu’il soit aussi resté enfant. Même Maman est consciente de son irresponsabilité. Sacha et Maman n’osent pas le laisser seul avec le bébé (« Il faut que tu rentres dès aujourd’hui sinon… qui sait ce qui peut arriver quand ils ne sont que tous les deux ? », p473). Si les inquiétudes de Sacha sont dues à ce que pourrait faire Farit Kojennikov, celle de Maman sont dues à sa vision de son compagnon.

Le cas de Maman est le moins évident, car c’est elle qui élève Sacha et à qui cette dernière s’en remet complètement. On peut toutefois noter deux passages qui font pencher la balance vers une certaine incomplétude, ou tout du moins passivité des personnages. Premièrement, les proches des élèves de l’Institut « reçoivent… une avance quand nous arrivons ici » (p275) (ouvrir un business, faire un bébé, …) : qu’attendaient-ils pour réaliser « le rêve de toute une vie » ? On peut supposer que leur projet avance uniquement grâce aux tuteurs des personnages. Et à cause de cette avancée dans leur vie, Sacha reproche à Maman de s’être détournée d’elle : « Maman, ça fait deux ans que j’y suis. Tu n’avais rien remarqué avant ? » (p458). À ces mots, sa mère reste interdite.

Mais les personnages les plus intéressants sont les élèves de l’Institut. Comment deviennent-ils adultes ? Qu’ont-ils de plus ? Les autres, Valentin, Maman etc «sont des prépositions, des conjonctions, des interjections… des grossièretés.» (p479), tandis que les élèves sont des «Mots, ils doivent se réaliser, remplir le rôle qui leur a été attribué.». À mon sens, le roman est bien plus qu’un simple voyage vers la maturité, c’est une réflexion philosophique sur la vie, la mort, la magie, la peur.

« Et la peur est le meilleur moyen pour cela ? » (p480)

La peur est un des thèmes principaux du livre, c’en est même le dernier mot « – N’aie pas peur. ».

Quand Sacha comprend que la peur servait seulement à la motiver, elle peut rendre le téléphone portable, vecteur des mauvaises nouvelles et incarnation de sa peur (« Rends-moi le téléphone. », p480). Elle étudie parce que ça l’intéresse et doit comprendre qu’un mot n’a pas peur.

La peur de la mort

Tout le roman contient une ambiance malsaine dominée par la peur sourde que ressent chaque élève, pour ses proches ou lui même. Cette peur, incarnée par les tuteurs Farit Kojennikov et Liliya Popova, est la raison de la présence de chaque élève à l’Institut et le moteur qui les pousse à ne pas échouer.

La peur de quoi exactement ? La peur de la folie ou de la difformité (les élèves de deuxième et troisième année « sont fous […] ils sont tous estropiés », p89) ne suffit pas à faire fuir les premières années ; c’est celle de la mort, de soi et plus encore de leurs proches, qui incite les élèves à rester et à étudier.

« … la peur de la mort sans la trouver… Il n’y aurait nulle peur car la mort elle-même n’… », p156 est une des premières révélations de Sacha pendant la lecture du module textuel, le livre incompréhensible qu’on met entre les mains des élèves. On comprend donc vite que ce thème est important, mais de là à appliquer le conseil du chant de l’Institut, une invitation à la vie, à la joie, aux études, bref à ne pas perdre son temps…

Vita nostra brevis est,
Brevi finietur,
Venit mors velociter,
Rarit nos atrociter
Nemini parcetur!

Gaudeamus igitur, p93

Notre vie est brève,
Elle finira bientôt,
La mort vient rapidement,
Nous arrache atrocement
En n’épargnant personne !

Et donc, toute cette angoisse, pour quoi au final ? Dans ce roman, on parle beaucoup de malheurs, de ce qui pourrait arriver au petit frère de Sacha, de la crise cardiaque de Valentin et de ce qu’il se passe quand on essaye de quitter l’Institut ou de rater ses examens. Mais concrètement ? Le seul proche d’un élève qui meurt est la grand-mère de Kostia (« Ma grand mère », p195). On ne sait rien du prix que Lisa paye pour son premier échec, ni de ce qu’il advient de la famille de Zakhar, qui rate son examen de troisième année. Même si la coïncidence entre la mort de sa grand mère et l’échec de Kostia à son examen est frappante, un doute subsiste : « — Qu’est-ce qui te fait croire que je l’aie tuée ? Elle était très malade et ne se levait plus […] Soixante-seize ans est plutôt un bel âge, non ? — Et si Kostia avait réussi du premier coup ? — Les gens sont mortels. Tous. » (p264).

La peur de la vie

Une autre peur, que bizarrement Sacha ne ressent presque pas, est celle de ce qu’elle-même pourrait infliger à son entourage, celle du risque. Avant ses vacances, les professeurs lui donnent de nombreux conseils, mais sa soif d’apprendre et d’expérimenter la met souvent en danger : perdre la vue en faisant trop d’exercices (« Un flash suivi de ténèbres », p180), attaquer des délinquants (mise en garde « Évite toute montée de colère […] tu es dangereuse pour ton entourage », p207), absorber les informations du bébé (« Si j’étais vous, je n’irais nulle part », p344). En somme, « Combien de fois vous êtes-vous brûlée au feu de votre curiosité ? » (p401). À cause de son inconscience, le lecteur a peur pour Sacha, et ce suspense fonctionne mieux que la menace vague et rarement menée à bien que font planer les tuteurs sur les étudiants indisciplinés. Mais pourquoi Sacha n’a-t-elle pas cette peur, pourquoi ignore-t-elle ces mises en garde, alors que les conséquences sont bien plus concrètes, et bien pires, que celles d’un examen raté ?

« Le monde est plein d’entités avec lesquelles il est impossible de négocier. Pourtant les gens vivent, non ? » (p263). Il n’est pas clair de quelles entités il s’agit, notamment en grammaire, car les fautes de syntaxe et innovations linguistiques sont très négociables. La Mort, en revanche, pourrait être une de ces entités. Inévitable, chacun devra y passer, mais sa venue future et inéluctable n’empêche pas de vivre. La différence est peut-être là : quand les proches des élèves sont menacés par les tuteurs, ils sont impuissants et ne peuvent qu’avoir peur. Quand Sacha est menacée par sa curiosité, elle se met en danger elle-même, volontairement, elle n’a pas peur, elle vit, et c’est au tour du lecteur d’être impuissant et d’avoir peur.

La peur qui définit l’amour

Enfin, une autre manifestation de la peur se trouve à travers l’amour, dont la découverte est aussi l’un des sujets du livre (« L’amour n’est pas l’excitation qu’on éprouve pour une personne mais la crainte qu’il lui arrive malheur. Quant à ce gars, Yegor, tu ne pourras jamais lui pardonner. », p393). Sacha traverse des déboires avec Yegor et Kostia dont elle refuse les demandes en mariage (p257 pour Kostia : « Et moi je ne t’aime pas. Je n’entends pas te pardonner. Si tu as besoin de tirer ton coup régulièrement et que tu n’as pas assez d’argent pour voir les putes, épouse Evguénia. Elle sera ravie. » et pour Yegor, p302, dans une boucle temporelle, après avoir déjà vécu la demande deux fois : « Peux-tu éviter de me demander en mariage ? »).

Jusqu’à ce qu’on explique à Sacha ce qu’est l’amour, qu’elle confond avec la sexualité, elle a un blocage dans ses relations tout comme dans ses études, contrairement à d’autres élèves, tels que Lisa. Leurs exercices d’admissions trouvent d’ailleurs leur point commun dans le repoussage des limites de la pudeur. Si Lisa devait se prostituer (« Mais, tous ces types, ils ont continué à venir mois après mois et à m’agiter ce symbole sous le nez. Et moi je me couchais, j’écartais les jambes pour eux; le matin, je vomissais des pièces. », p131), Sacha devait nager toute nue (« Tous les jours, à 4 heures du matin, vous devrez vous rendre à la plage. Vous entrerez nue dans les eaux. », p24) et uriner dans des buissons du parc près de chez elle (« Quand tu auras suffisamment couru, trouve des buissons très denses et urine par terre. », p44). Si ces exercices visaient seulement à tester sa volonté en faisant du sport tôt le matin, ces consignes auraient été superflues. D’autres exemples sont la réaction de Sacha et Kostia face à la statue géante d’un étalon (« C’est un étalon, fit remarquer Kostia en pouffant de rire. », p80) et les gloussements de Sacha en voyant des dessins obscènes dans un des activateurs conceptuels (« Sacha n’avait pas prévu de ricaner comme une imbécile. », p371). Finalement, pour progresser dans ses études, on lui conseille de perdre sa virginité (« Il serait fortement recommandé que vous vous sépariez de votre virginité : elle devient un frein majeur à votre développement », p243). Tout cela trouve une explication dans l’objectif de déconstruction de la perception que les élèves ont d’eux-mêmes, comme expliqué par Kojennikov : « Réussis l’impossible. […] Cela devrait ébranler ta stabilité et t’aider à atteindre le niveau suivant. » (p265). Drôle de consigne pour quelqu’un qui répète ne pas demander de choses impossibles (p24,…, p423)… Il s’agit donc de se dépasser,… au sens propre (« Vous grandissez. Vous dépassez vos propres formes et limites, ou, plus exactement, ces frontières que vous avez toujours considérées comme les bornes de votre personnalité. », p332).

La peur… donne des ailes

Un autre grand thème de Vita Nostra est celui des métamorphoses. Il s’inscrit dans une trilogie dont les tomes n’ont en commun que le thème, en hommage à Ovide.

Sacha se métamorphose physiquement, elle commence par grandir (« On dirait que tu as grandi… Oui, c’est ça ! Tu as pris au moins cinq centimètres ! », p213) et finalement, il lui pousse des ailes (« Sur son dos couvert de chair de poule tressaillaient deux petites ailes roses à peine recouvertes d’un duvet. », p348). D’autres métamorphoses se manifestent selon les circonstances, comme les ongles qui poussent quand elle est angoissée (« Quand elle était nerveuse, ses ongles noircissaient et se mettaient à pousser à une vitesse folle. », p345).

Mis à part le professeur bossu, Nikolaï Valerievitch Sterkh, qui a manifestement subi la même métamorphose physique que Sacha, on ne sait pas par quelles formes passent les élèves de l’Institut. Seul Zakhar mentionne sa vision des couleurs qui change (« Tout le monde a les cheveux jaunes et toi violets. », p199) alors que Sacha s’inquiète de ce qu’ils vont devenir « Pour devenir quoi ? Des robots ? ».

Mais au-delà de ces changements physiques, c’est de devenir des mots dont il est question dans Vita Nostra. Une des premières métamorphoses de Sacha en quelque chose qui ressemble à un mot se passe dans le train pour rentrer à Torpa, alors qu’elle découvre la puissance du mot « vie » : « Elle perçut chaque graine invisible dans la terre gelée comme l’ombre du grand, du titanesque mot « vie ». […] La vie centre de l’univers autour duquel tout gravitait. Le seul objet qui ait un sens. […] À cet instant, elle se brisa en lettres. », p367.

Pourquoi Sacha évoque-t-elle spécifiquement le sens du mot « vie » dans ce passage ? Il faut revenir sur une définition apprise par les élèves et répétée à plusieurs reprises, celle du mot « sens ». Elle n’est pas tout de suite accessible aux élèves (« Après tout, si on répétait un mot assez longtemps – « sens, sens, sens », il se disloquait en une succession de sons et transportait autant d’information que les clapotis de l’eau dans une fontaine, et, … », p130 à mettre en lien avec le fragment d’avenir probable du module textuel « il comprit le murmure de l’onde dans le bassin d’une fontaine… », p126). C’est bien après que Sacha maîtrise le sens du mot « sens » : « C’est une projection de la volonté sur sa surface d’application. » (p403, p414). Sachant que Sacha est longtemps prise pour un verbe à l’impératif, on peut aussi la considérer comme une projection de la volonté. On commence donc à entrevoir le rapport entre Sacha, la vie et l’impératif. Une illustration de cette volonté est la formule magique qu’elle crée en manifestant un mot (amour), qu’elle s’empresse de brûler : « Une fois devenu tangible, l’amour avait trouvé un porteur et un objet d’application. » (p425).

Une initiation à la magie alors ?

Pour continuer l’analyse et parler de formule magique, une vérification en russe s’impose. Le résumé français du livre parle du Verbe (au sens biblique, λογος), les étudiants deviennent des Mots, et seulement certains des verbes (au sens grammatical). En français, des confusions sont donc possibles : si Sacha est un verbe, est-elle plus un Verbe que ses camarades ? Un verbe a-t-il plus de valeur qu’un nom ? Le mot « mot » désigne-t-il seulement un assemblage de lettres porteur de sens, ou porte-t-il une notion orale, comme pour le Verbe ? Le mot russe employé est « Слово » qui signifie « mot, parole ». Donc similaire au λογος grec, avec une dimension parlée. Un autre mot existe bien pour le verbe grammatical que devient Sacha : « глаголом ».

Les étudiants de l’Institut apprennent des choses étranges pour se transformer en mots. Commençons par étudier les différents concepts auxquels ils sont confrontés durant leurs études. En plus des cours de sports décrits comme cruciaux (à cause des transformations physiques ? du principe de l’esprit sain dans un corps sain ?), de la philosophie (avec un passage par le mythe de la caverne de Platon: « Dans l’allégorie de la caverne, Dieu est figuré par le soleil, et les idées sont symbolisées par les êtres et les objets qui passent devant l’entrée de la caverne ; quant à la caverne elle-même, elle représente le monde matériel et ses illusions. », p124) et de l’anglais, le cours principal est celui de Spécialité.

La magie : géométrie projective et ombres projetées

Pour en devenir un, les élèves doivent intimement comprendre ce qu’est un mot. La notion de projection, telle que les formes qui s’animent dans la caverne de Platon, est importante dans ce contexte, sous différents aspects.

Commençons par l’ombre, la projection négative du mot : le silence. Sacha progresse en étant rendue muette : « Le Verbe est d’argent… vos mots à vous sont des déchets, de la fange qui ne vaut pas le souffle dépensé pour les prononcer. » (p122). Le silence est d’or et il s’incarne dans les pièces que vomissent les élèves quand ils ont accompli les tâches demandées par leur tuteur. Farit Kojennikov l’explique un peu avant que Sacha ne perde la voix (« Voici un mot qui n’a jamais été prononcé et qui ne le sera jamais. Kojennikov lança la pièce en l’air. », p118) et répète quand elle lui avoue avoir jeté les pièces par la fenêtre du train, p391. Un exemple clair de mots non prononcés est donné quand Sacha renonce à demander à sa mère de la sortir de l’Institut, ce qui provoque une nouvelle avalanche de pièces (« Maman, aurait-elle voulu dire, ne me laisse pas partir à Torpa. », p220). Enfin, on peut aussi relever le sort de Zakhar qui échoue en troisième année. Sacha rêve de lui englouti sous des pièces, il est donc un mot qui n’a pas été dit (« Il était assis dans une grotte souterraine, enseveli sous des pièces d’or arborant un symbole arrondi du côté face. […] Voilà mille ans que je suis ici à nettoyer les mots de la crasse qui les recouvre. », p508). Tout ce silence donc, pour mieux apprécier la valeur des mots : « Vous allez vous taire, Samokhina, tant que vous n’aurez pas compris pourquoi vous avez besoin d’un système de messagers secondaires. », p135.

Les symboles sur les pièces sont de mystérieuses formes géométriques porteuses de sens. Ce sont des mots dans un langage que les élèves étudient à l’Institut et que Sacha apprend à manifester. Le processus d’apprentissage commence par les constructions mathématiques, dont la complexité évolue avec l’histoire. On commence pourtant complexe (un problème mathématique qui n’a été résolu qu’en 1958), avec le retournement d’une sphère : « Exercice premier. Imaginez une sphère dont la surface extérieure est rouge et la surface intérieure, blanche. Sans en compromettre l’intégrité, déformez mentalement cette sphère afin que la surface externe soit à l’intérieur et la surface interne à l’extérieur. » (p141). Le second problème peut expliquer en partie comment la statue équestre colossale a pu entrer dans l’Institut. « Imaginez deux sphères, une d’un grand diamètre, l’autre plus petite. Placez mentalement la première sphère à l’intérieur de la seconde en vous assurant que leurs diamètres respectifs restent inchangé. » (p142). Ces exercices se résolvent en utilisant des projections astucieuses.

Notons aussi le premier cours de Portnov, où il trace une ligne horizontale au tableau, et où Sacha l’identifie comme une projection. S’ensuit une première explication sur le monde tel qu’il est vu (au sens propre, car Sacha a les yeux bandés) par les étudiants, imaginé par le lecteur, alors qu’il ne s’agit que d’un texte : « Le monde tel que vous le voyez n’existe pas. Quant à l’image que vous vous en faites, n’en parlons pas. Certaines choses vous paraissent évidentes et acquises, pourtant elles n’existent pas. » (p103). À nouveau, on retrouve l’idée d’une projection, par la lumière du soleil. Sacha commence d’ailleurs à ressentir de la joie d’apprendre la spécialité quand elle lit dans le module textuel la phrase poétique : « … comprit la conversation des nuages… Il eut l’impression d’être lui-même un mot prononcé par la lumière du soleil… », p127.

La projection et la création

Pourquoi insiste-t-on autant sur cette notion de projection ? Sans doute pas seulement pour nous expliquer la caverne de Platon, ce qui est fait dès la page 124, mais pour arriver à la notion inverse. Portnov pose la question à Sacha à la page 399 : « Voici un papillon. […] En voici la projection. […] Comment peut-on exprimer le lien inverse ? — On ne peut pas. Il n’existe pas. Je me reflète dans un miroir. Le miroir ne peut pas se refléter en moi. — Vraiment ? ». On sait pourtant que si, les réflexions se font dans les deux sens : «Toutes les choses se reflètent les unes dans les autres. Vous vous en souvenez ? Le vent change de direction pour contourner le rocher, qui s’effrite en repoussant le vent. Le caméléon change de couleur pour refléter celle des feuilles… Le lièvre ordinaire devient blanc pour refléter l’hiver. » (p332).

Le premier mot que Sacha comprend, à la suite de cette discussion avec Portnov, est composé des symboles « lien » et de « création » et c’est de mot « mot » («… Car « Mot » est une récurrence de lui-même. Il est au début et à la fin. » p400). Peu après, elle manifeste « amour », sa vision de l’amour, en combinant « création » et « affection ». Son mot, lui aussi récursif, devint tout un monde : « Il se dédoubla. Et se dédoubla encore. Et encore. […] La division de cellules embryonnaires. La naissance du monde. » et quand elle le brûle dans sa panique, elle détruit un univers : « Elle imagina un monde entier qui succombait aux flammes », p412.

La question de la création poursuit Sacha – « Créer quelque chose qui n’a jamais existé et ne pas se contenter de projeter des idées. Je suis un projecteur, je jette des ombres sur l’écran… Mais est-il quelqu’un qui crée des entités ex nihilo ? A ton avis, peut-on créer à partir de rien ? » (p429). Elle vient de réussir à manifester un mot, à partir de deux autres mots, mais ce n’est toujours pas suffisant.

L’hypertexte

Essayons de comprendre comment créer ex-nihilo un autre monde, un autre texte, comme lorsque Sacha a manifesté un mot. Il nous faut maintenant examiner le tissu du monde, qui est la projection d’un hypertexte fait de mots. « Durant les dix-huit derniers mois, Sacha avait entendu craquer à plusieurs reprises la trame qui tenait le monde familier en place. » (p195). Cette trame, c’est donc le texte, peut-être les pages qui se tournent, la logique et la grammaire (« Le monde est un texte, dit Kojennikov en vérifiant l’interrupteur de la salle de bains. Les hommes et les femmes qui s’y trouvent sont des mots… », p396).

Les conséquences sont le fait que l’on puisse lire dans cette trame, la prolonger ou l’anticiper. Il est clairement dit par Farit Kojennikov qu’il est possible de lire et former un avenir probable (« — Est-ce que je peux vraiment lire mon avenir ? — Facilement. Quand tu achètes un billet de train, tu ne fais pas que lire ton avenir, tu le formes. Sur le billet sont inscrits l’heure du départ, le wagon, le siège… Cela signifie que, dans l’avenir le plus probable, tu te rendras à la gare et tu rejoindras le wagon dont le numéro est imprimé sur ton billet. », p396). Mais au-delà de cette évidence, Sacha lit le présent pour détecter les billets que Lisa avait égarés dans la doublure de sa poche (« En vérité, elle avait vu le billet l’espace d’un instant… », p261) et lit son avenir dans le module textuel (« Ils dépassèrent en silence un bâtiment de deux étages en brique rose et montèrent sur le perron entre deux lions de pierre. […] », p388 dans le module textuel et p394 dans la réalité).

L’hypertexte est même modifiable (« Penses-tu vraiment que contrôler l’espace informationnel de l’hypertexte est plus facile que de produire un seul spermatozoïde fonctionnel ? », p495). Modifier l’hypertexte est l’objet de la suite du roman, écrite à la demande du public, et déjà parue en russe.

Nominalisme, essentialisme et platonisme

Comprendre comment les mots projettent un sens sur leur objet, permet donc de lire l’hypertexte. Il est temps de définir deux doctrines philosophiques, le nominalisme et l’essentialisme. Le premier affirme que les concepts et leurs noms ne sont que des conventions tandis que le second affirme qu’ils sont porteurs d’une essence qui les transcende, les universaux (i.e. «Tous les …»). Dans Vita Nostra, on considère le monde et ses habitants individuels comme des projections de ces universaux et on n’admet que la réalité des idées (εἶδος), (« Peut-être que tous les pères de la Terre sont la projection d’une seule et même entité, et seule la méthode de transformation varie. […] Si mon père, qui a abandonné ma mère avec un nourrisson dans les bras, est la projection d’un grand homme aimant ; mais voilà, le soleil se couchait et l’ombre est partie de guingois…», p428).

En première année, Sacha ouvre une page du module textuel, qui prise à ce moment du texte et hors contexte, n’a aucun sens : «Le nominalisme considère les universaux comme les noms des noms et non comme des réalités en soi ou des notions.», p129. Les élèves ne commencent à comprendre et réfuter le nominalisme qu’en deuxième année. Portnov explique « “Que signifie le nom ? Une rose sent la rose qu’on l’appelle ainsi ou autrement.” En d’autres termes, l’essence d’un objet ne change pas en fonction de son nom. Cette idée fausse est aussi courante que celle qui consiste à croire que la Terre est plate. En identifiant verbalement un objet, en le nommant, nous l’altérons tout en le figeant. » (p397). Il pointe une évidence première et trompeuse : appeler quelque chose d’une façon ou d’une autre ne le change pas (« Voici un stylo… […] Si je l’appelle… ver de terre, changera-t-il ? », p398), mais il faut se placer dans l’hypertexte, dans le domaine de la Parole, pour comprendre comment les noms altèrent les choses (« je ne parle d’aucune langue pratiquée par les êtres vivants. Je fais référence à la Parole », p398).

Des exemples concrets sont donnés tout au long du livre, même avant que Sacha ne commence ses études. Dès les premières pages, Sacha réfléchit au nom de la rue « Qui-mène-à-la-mer » en rejetant le nom officiel de cette rue (« Il arrive que les gens donnent des noms stupides à des choses merveilleuses, et inversement… », p10). On remarquera pourtant que la rue de l’université n’est jamais appelée rue « De-l’Institut », mais rue « Sacco-et-Vanzetti », des anarchistes italiens célébrés en union soviétique comme des prolétaires et révolutionnaires injustement exécutés. Le rapport avec l’Institut n’est pas clair.

D’autres mots qui ne valent pas la peine, qui ne sont que du langage d’êtres vivants, sont prononcés par Kon, quand il accompagne Sacha courir (« Un moulin à paroles imbu de lui-même. », p51), et d’autres regrettés par Maman (« ce ne sont que des mots. Qu’est-ce qu’ils valent ? Bla-bla-bla… La-la-la. », p468). En revanche, des mots qui façonnent sont cités et écrivent l’avenir de bébé Valentin, dans ses grandes lignes et dans ses détails :

Maman dit : « Mon petit soleil. »

Quelqu’un dit : « Crétin, enfoiré, débile ! »

Et il en sera ainsi.

Quelqu’un dit : « Debout il est sept heures et demie ! »

Quelqu’un dit : « Va-t’en. »

p455

Les mots projettent donc des ombres, qui parfois deviennent des hommes, qui parlent aussi. « Et pour chacun il existe une chance de rencontrer celui qu’il a énoncé à voix haute. » (p455). Les ombres, les silences, les mots-déchets, les mondes créés, tout cela est porteur de sens et vit sa vie propre (« Les sens sont nombreux. Ils peuvent s’éloigner et se dissocier de la volonté dont ils émanent. Ils sont capables de s’encapsuler, se décompresser et se transformer. », p370).

Une phrase formée par les entités du livre

Les personnages sont des mots, des concepts, des archétypes. Les professeurs inspectent l’état intérieur des élèves en projetant un rayon de soleil dans leur pupille « Si seulement, je pouvais faire entrer dans les yeux des gens des reflets du soleil, comme Portnov ou Sterkh, je verrais comment ils sont à l’intérieur. », p405. On ne peut que deviner.

Les élèves

Ils sont des mots, ils servent la Parole (« La Parole se servira de vous. », p462).

Sacha est d’abord prise pour un verbe à l’impératif à cause de sa volonté immense, parfois violente. (« Dis-moi, est-ce que je suis agressive ? », p182, « Vous êtes un ordre », p436 ). Elle est en réalité Mot-de-passeTu es Mot-de-passe. Tu feras coïncider les fragments de la réalité quand tu ouvriras un nouvel espace informationnel. », « Ta volonté. Crée. Résonne. » p522). Elle a donc ce pouvoir de création ex-nihilo, elle est plus qu’une brique dans une phrase grammaticale, mais un point de départ. Pourtant elle échoue (ce n’est pas clair à la fin du livre, parce qu’après son échec apparent, elle résonne, mais l’objet du tome 2 paru en russe est de repasser l’examen), car elle refuse d’avoir peur et de teinter de peur ce qu’elle crée. Cela ne prête toutefois pas à une punition sur la famille de Sacha, qu’elle visite en rêve (« Le petit trempé de sueur mais le front frais et mat – et la femme – émaciée, pâle, un léger sourire aux lèvres. », p525).

Yegor est un autre verbe, au subjonctif (« je suis un verbe au subjonctif. Je suis si seulement. », p462). En français, c’est plutôt du plus-que-parfait qui suit « si seulement », mais bien le subjonctif qui exprime un regret. « Les verbes au subjonctif souffrent souvent d’un manque de volonté » (p504). Il se plie à celle de Sacha (« L’entité impérative laisse des empreintes et l’entité subjonctive les accepte. », p471), c’est la relation d’«ordre grammaticale» (p464) qu’il a avec Sacha.

Kostia est un « pronom… un remplaçant » (p496). Que remplace-t-il exactement ? Kostia semble penser, avoir vu, qu’il remplacera son père « je serai il » (p496), il l’a peut-être vu dans un fragment d’avenir. En attendant, est-il le fils, l’amoureux, l’ami ? Un « il » universel ?

Les professeurs

Kojennikov, le père de Kostia est « une règle de grammaire. » (p496). Laquelle ? La même que Liliya Popova, l’autre tutrice des élèves ? Ou cela dépend-il de la classe grammaticale de chacun ? En tout cas, ils sont la même personne (« Aujourd’hui, j’ai vu Liliya Popova, et je peux dire qu’elle n’existe pas. Elle est aussi vous. », p391).

Le professeur de sport, Dima Dimytch, est celui qui semble le plus humain (« Et les enseignants… ils sont humains ? — Le prof de sport, c’est certain… », p199) et pourtant, il fait partie du jury de l’examen final. Sacha ne comprend pas ce qu’il est (« Derrière Dima, elle apercevait désormais une structure des plus complexes, terrible et puissante ; il était difficile d’imaginer qu’elle avait dansé le rock’n roll avec ça. », p517). Il faut peut-être s’arrêter sur le mot « structure », que l’on retrouve p520 : « des structures, des diagrammes de processus et d’êtres humains » pour désigner le jury. Il est peut-être un diagramme qui contrôle les métamorphoses physiques ? Celui qui fait « Sauter par dessus votre tête. Comme d’habitude .» (p517).

Sterkh a été un humain qui a subi une transformation similaire à celle de Sacha, probablement un autre verbe à l’impératif (« Sterkh se tenait devait elle, ne se donnant pas la peine de jouer les bossus. », p416). Peut-être l’impératif d’étudier ou de se dépasser ?

Portnov, quant à lui, n’a jamais été humain, il est la « fonction incarnée ». « Portnov était un enseignant, un contremaître, un dresseur. Portnov était Portnov. » (p487). Donc un exemple d’universel, celui du professeur-dresseur qu’il incarne, de tous les professeurs-dresseurs, sans la projection qui le fait dévier de son sens ?

Conclusion de l’analyse

Je conclus ici mon analyse de Vita Nostra. Il y reste de nombreux points non abordés (la vie en internat, le rapport de la culture slave à la fantasy,…), ou simplement évoqués. J’ai essayé de relever ce qui fait de ce livre, à l’instar des manuels du l’Institut, «un grand système interactif qui permet de découvrir des liens entre des fragments d’information […] un organisme vivant en mouvement perpétuel, générateur et absorbeur de sens profond…» (p371). J’ai simplement couché sur papier la réflexion sur la Parole que ce texte m’a inspirée. Comme les élèves de l’Institut le disent si bien, il y a des choses qui ne s’expliquent pas mais qui se comprennent.