Les mois passaient et la jeune femme dut se rendre à l’évidence. Elle manquait déjà d’ingrédients pour les potions complexes qui l’intéressaient, celles qui ouvraient des portails, téléportaient dans d’autres dimensions, mais voilà que les herbes de bases venaient aussi à manquer. Il y avait bien le jardin de simples planté par Cléania, la forêt regorgeant de champignons et de fleurs rares, le village où passaient des marchands ambulants – un charlatan lui avait vendu de fausses dents de dragon, ce qui lui avait fait perdre quelques précieux mois et beaucoup d’économies –, le marais des fées, prodigue en grenouilles mais pas vraiment en fées…
La jeune femme gagnait toujours en connaissances, en efficacité, en sagesse et peut-être en puissance magique, même si elle rechignait à admettre la magie comme une nouvelle loi de la nature. Hélas, ses bocaux étaient vides. Désespérément vides.
Quand le printemps toucha à sa fin, Lucie prit la résolution de se mettre à la recherche d’approvisionnement. Soucieux de la voir revenir vite, les habitants lui avaient décrit le pays, ses fleuves et ses villes, Kardampolis, la capitale et son académie de magie, les temples de Khonilia perdus dans les montagnes, l’Océan des étoiles, jamais traversé… Comme les colporteurs qui atteignaient le village ne lui ramenaient jamais ce qu’elle leur demandait, il était temps de découvrir tout cela par elle-même.
La physicienne s’interdit bien sûr les landes du Sud, l’ancienne Terindie, ravagées par le conflit contre la Sorcière aux renards. Sans cette guerre et la peur d’y être enrôlée, elle serait peut-être partie à Kardampolis beaucoup plus tôt. Non, elle n’aurait pas oublié Thomas, sa famille, son monde d’origine, mais elle aurait fait… du tourisme ? Tout le monde n’avait pas la chance d’être projeté dans un autre univers. Dommage que celui-ci soit le théâtre d’une querelle moyenâgeuse.
Lucie revenait du village où elle avait acheté des vivres avant de partir. Elle était perdue dans ses pensées, préparant encore et encore son itinéraire dans un monde qu’elle connaissait à peine et voulait déjà quitter. Une brise fraîche amena un bruit de sabots et la tira de ses rêveries. Elle releva la tête et le soleil l’éblouit.
— Héla ! lui cria un homme à cheval. Sais-tu où se trouve la guérisseuse ?
— C’est moi.
Le cavalier dévisagea Lucie, les sourcils froncés sur des yeux d’un bleu perçant. Pourquoi la cherchait-il ? Il n’avait pas l’air malade. Il avait même fière allure, sa cape vert et or flottant au vent. La jeune femme pensa aux enluminures d’un conte de fée : si le cheval se cabrait alors qu’il brandissait son épée, elle aurait vu le parfait prince charmant. Elle secoua la tête, surprise de laisser son esprit vagabonder ainsi. Le regard du « prince charmant » s’était illuminé.
— On m’avait décrit une vieille femme, mais on dirait que c’est mon jour de chance. Sire Albacan, pour vous servir.
— De quoi avez-vous besoin ? s’empressa de demander la physicienne, toute prête à aider un chevalier aussi avenant.
— Il paraît que tu as soigné des soldats échappés des griffes de la Nécromancienne aux renards ?
Lucie tressaillit. Une nécromancienne ? C’était encore pire qu’une femme commandant une armée de renards. À quoi ressemblaient donc les Landes du Sud ? Une seule chose était sûre, elle ne se laisserait pas enrôler. Ce n’était pas le moment. Elle n’avait qu’à dire qu’elle n’avait plus d’ingrédients, qu’elle était inutile.
— Je vois que oui, sourit le cavalier.
Ce n’était vraiment pas le moment. Un chevalier, même aussi beau que celui qui se trouvait face à elle, n’y changerait rien. L’apprentie magicienne le salua d’un hochement de tête sec et reprit son chemin. Plus vite elle disparaîtrait, moins il essayerait de la recruter. C’était peine perdue : elle l’entendit talonner son cheval et se ramener à sa hauteur.
— Nous avons besoin de remèdes, d’onguents, de potions pour délivrer les terres du sud. En vends-tu ? Ou mieux, nous accompagneras-tu ?
C’était bien le premier habitant de ce monde à la tutoyer juste après l’avoir rencontrée. Énervée Lucie accéléra. Elle n’allait pas livrer ses dernières potions et ingrédients à une armée : qui soignerait les villageois en attendant qu’elle se réapprovisionne ?
Arrivée devant sa chaumière, elle se précipita à l’intérieur et claqua la porte au nez du cavalier. Un instant plus tard, la porte résonnait de coups sourds. Forcément.
— Allez-vous-en ! cria-t-elle. Je ne peux pas vous aider, j’ai déjà tout un village qui compte sur moi.
— Et ce village ne sera plus rien si la nécromancienne aux renards triomphe. Le front s’en rapproche de jour en jour.
— Alors je vous souhaite de la vaincre.
Lucie hésitait à ouvrir la porte et à montrer à l’inopportun ses armoires vides. Mais il risquait de lui prendre le peu qu’il lui restait. Elle avait en tête l’image des brutes du Moyen Âge, pillant et volant tout sur leur passage, sous prétexte de protéger la population. Même si celui-ci lui faisait plutôt l’impression d’un chevalier errant, noble et loyal, Lucie savait qu’il ne fallait pas se fier aux apparences.
— Tu ne connais pas la légende ? C’est une jeune femme, un peu comme toi, qui aura le pouvoir de tuer la sorcière aux renards.
— Une guérisseuse, envoyée par les dieux dans cet unique but, c’est ça ?
— Voilà !
— Ben voyons.
Néanmoins Lucie était intriguée. Et si elle avait été transportée dans ce monde pour combattre une nécromancienne, suivant les grandes lignes d’une prophétie, qui lui garantissait, de par son existence, sa réussite ? Après tout, c’était une diseuse de bonne aventure qui l’avait envoyée là.
Sans réfléchir, son bras ouvrit la porte et elle invita le chevalier à l’intérieur.
— Venez me raconter cette histoire.
L’homme aux armoiries or et sinople entra avec un sourire narquois. À coup sûr, il pensait qu’il avait réussi à l’embobiner, il rayonnait. Ça ne l’en rendait que plus beau. Lucie se mordit la lèvre et se força au calme. Ce qu’elle allait entendre était crucial. Elle devait rester objective. Si le soldat lui apportait un élément qui lui permettrait de s’identifier avec certitude à l’héroïne de la légende, pas juste la couleur de ses cheveux blonds ou une bêtise dans le genre, et que son histoire se terminait par un retour illico chez elle, dans son monde, pas dans cette chaumière, elle était prête à combattre toutes les folles aux renards qu’on lui présenterait. Sinon, c’était mort.
— C’est une légende que tout le monde connaît pourtant. Enfin sauf peut-être toi, il paraît que tu ignores les choses les plus évidentes.
Le Destin enverra celle aux pouvoirs immenses,
Élue pour son courage et son intelligence.
Car elle sauvera de la Dame-Renard
Les mondes dont elle est le dernier rempart.
— Et ?
— Et voilà.
Oui, autant dire qu’elle avait plus de chances de rentrer chez elle sans prophétie. Il fallait s’y attendre, car sinon les villageois l’auraient déjà reconnue… Toutefois, la mention de son intelligence était flatteuse. Pour le courage, ça restait à voir…
— Donc on ne sait pas si la jeune femme va survivre.
— En effet, mais puisqu’elle triomphe et sauve les mondes, il n’y a pas de raison…
— Non. Ce n’est pas moi. Je n’ai jamais croisé la Destinée.
— Mais tu as des pouvoirs immenses, si tu as soigné ces soldats.
— Je n’ai fait que mon devoir…
— Tu ne nies pas non plus l’intelligence et le courage.
Lucie rougit.
— Vous avez assez perdu de temps, je ne suis pas cette personne.
Albacan acquiesça, l’air déçu et se leva. L’esprit de Lucie fit un bond à l’idée de le voir partir. Qu’il n’aille pas supposer qu’elle n’était pas intelligente ! Et puis… il lui avait fait entrevoir une solution pour rentrer chez elle. Il devait exister des variantes de cette prophétie, une qui disait clairement ce qu’elle était censée faire et comment ça finirait. Le laisser partir, c’était perdre cet espoir. Mais elle ne pouvait pas le retenir, pas avec les informations qu’elle avait pour l’instant.
Heureusement, il se retourna.
— Si tu changes d’avis, mon armée campe près d’ici, en attentant d’être rejointe par différents bannerets. Tu auras quelques jours pour te décider.
— Non, je pars en voyage.
— Où donc ? Au sud, la Sorcière aux renards règne, au nord les armées sont en marche. Certaines recrutent avec plus d’insistance que moi.
Alors qu’elle encaissait l’information, le visiteur sortit. Elle devrait voyager discrètement pour ne pas être enrôlée de force. Enfin, comme elle n’était pas clairement l’élue de cette prophétie, elle aurait peu de chances d’avoir une horde de fanatiques qui la pousseraient au front.
Et si c’était quand même elle ? Depuis qu’elle était arrivée en ce monde, elle avait sondé les habitants, à la recherche de victimes arrachées à leur foyer. Ça n’évoquait rien à personne. D’un autre côté, elle n’avait pas crié sur tous les toits qu’elle venait d’un autre univers, on l’aurait prise pour une folle, une vraie folle.
Quand Lucie quitta sa chaumière, le lendemain, elle fit un détour par le campement de l’armée. Albacan – elle espérait tomber sur lui – pourrait peut-être lui conseiller un itinéraire pour éviter d’être enrôlée de force. Elle avait appris la carte du pays, les villes, les hauts lieux de la magie, temples, académies, pèlerinages, où elle trouverait les ingrédients qu’il lui fallait. Mais inutile de se jeter dans un centre de recrutement.
Alors que la guérisseuse traversait les allées de tentes, dévisagée par le regard curieux de soldats, elle se demandait ce qu’elle était venue faire là, perdue au milieu d’inconnus, espérant elle ne savait pas trop quoi. Et puis, elle le vit. Le front plissé, penché sur des cartes, avec d’autres officiers.
Il releva la tête et un sourire illumina ses traits alors qu’il reconnaissait Lucie.
— Tu as changé d’avis ?
— J’aurais juste besoin de savoir où sont vos armées, pour les éviter.
Les généraux s’offusquèrent mais Albacan s’esclaffa.
— On ne donne pas cette information aux civils. Enrôle-toi. On a besoin de guérisseurs. Je vais même te confier que les mages qui nous accompagnent ont emporté avec eux tous les ingrédients qu’il te faudra pour tes potions.
Touché. Bien sûr, comprit Lucie, il avait vu ses étagères désolées et fait la déduction qui s’imposait. Et comble de la honte, elle venait de laisser transparaître son intérêt. Pour quelle autre raison le sourire du jeune homme se serait-il ainsi étiré ?
— Non merci, grinça la guérisseuse.
— Viens au moins préparer des remèdes avant notre départ, nous te fournirons ce que tu demanderas.
Là, ça devenait négociable. Peut-être n’aurait-elle pas besoin de partir en voyage après tout. Si elle mettait la main sur des dents de dragons et des ailes de fées, elle concocterait pour de bon sa potion et adieu ce monde.
Évidemment, rien ne se déroula comme prévu.
Lucie passa les premières journées à préparer divers onguents pour panser, soigner, anesthésier, désenvoûter, revigorer. Elle partagea avec les autres mages ce qu’elle avait appris des blessures qu’elle avait vues sur les trois soldats rescapés. Elle les interrogeait, eux et les troupes, sur la prophétie. Les informations qu’elle obtint étaient glaçantes. La sorcière aux renards était une nécromancienne et dirigeait une armée de créatures maléfiques, kobolds, goules, liches… Depuis longtemps, des mages tels que Cléania s’étaient alliés pour trouver l’héroïne de la prophétie, sans jamais réussir, et s’étaient résignés à partir au front sans elle. Elle apprit aussi de nouveaux tours de magie, qu’elle maîtrisa rapidement. Le soir, Lucie emportait avec elle les herbes qu’elle pouvait prendre sans se faire remarquer et continuait jusque tard dans la nuit, cette fois des remèdes pour ses protégés. Au campement, un chevalier, souvent son chevalier, venait contrôler ses avancées. Au bout de quelques jours, on lui demanda aussi des potions explosives, des maléfices de métamorphose, des charmes de sommeil. Elle s’exécuta, car cela lui donnait accès à de nouveaux ingrédients, jalousement gardés par des mages en capes noires.
Elle remarqua qu’elle attirait l’attention. Lucie, modeste guérisseuse de village, avait un public de plus en plus large qui venait assister à ses alchimies. Une assemblée de sorciers en robe sombre l’étudiait au travail. Certains lui demandaient même conseil.
Pour échapper à toutes ces attentions, la physicienne prétextait d’aller cueillir des champignons dans la forêt. Là, elle pouvait oublier qu’elle n’était pas venue à Lisière pour devenir l’apprentie de Cléania. Elle contemplait les hautes futaies vertes, respirait la brise et écoutait les oiseaux. Elle imaginait la présence de Thomas à ses côtés, il lui aurait donné la main pour enjamber une racine piégeuse. Cet endroit aurait pu se trouver sur Terre.
Une branche morte craqua et les bruits de la forêt s’estompèrent.
— Qui va là ? lança Lucie.
En même temps, elle vérifia la présence de potions défensives à sa ceinture. Tous ses sens en alerte, elle guettait le moindre bruit, trahissant la présence d’un intrus.
— Bien le bonjour !
La silhouette vert et or d’Albacan se détacha des arbres.
— Vous m’avez fait peur ! soupira la guérisseuse. Qu’est-ce qui vous amène ?
— Je… suivais la piste d’un sanglier. Je me suis perdu et j’ai trouvé des ruines dans une clairière. Je ne savais pas qu’un peuple avait vécu par ici avant la fondation de ton village.
Lucie fronça les sourcils. Elle n’en avait pas entendu parler. Et depuis qu’elle connaissait cette forêt, pour ses herbes sauvages et champignons, elle n’était jamais tombée sur des ruines.
— Où donc ? demanda-t-elle.
Albacan lui montra le chemin, un chemin sinueux et escarpé, vers sa découverte. Il se déplaçait avec agilité malgré son armure, et ne semblait pas essoufflé par l’effort.
— Toi qui es savante, tu pourras peut-être m’expliquer ce que sont ces ruines.
— À vrai dire, je ne viens pas de Lisière.
— D’où viens-tu alors ?
La jeune femme hésita. Elle avait envie de faire confiance au chevalier. Depuis qu’elle vivait ici, elle avait souvent pensé à narrer son histoire à quelqu’un, mais elle n’avait jamais trouvé une personne qui comprendrait. Albacan attendait, il la fixait, l’air curieux. Déjà les mots se bousculaient dans sa tête pour tout lui raconter. Mais par où commencer ? Elle se lança.
— La prophétie que vous m’avez racontée, elle parle de son héroïne comme du rempart des mondes. Y a-t-il plusieurs mondes ?
Cette fois, ce fut le chevalier qui hésita et la regarda bizarrement. Puis, comme s’il s’était souvenu que Lucie était connue pour poser des questions étranges, il sourit et lui répondit.
— Bien sûr, le monde des vivants et celui des morts. Et la Nécromancienne aux renards en menace l’équilibre ! Essayes-tu de me dire que tu es une sorte de… fantôme ?
La physicienne éclata de rire alors qu’ils débouchaient dans la clairière des ruines. Elle se tut, gênée d’en troubler le charme paisible. Le lierre courrait sur la roche écroulée. Partout, des statues au visage érodé par le temps fixaient le ciel. Un sentiment d’interdit se dégageait du lieu. S’agissait-il d’un ancien temple ? Seul un puits semblait être resté insensible au passage du temps.
— Là d’où je viens, commença Lucie soudain pressée de changer de sujet, on jette une pièce dans les puits pour faire un vœu.
— D’accord.
Albacan dénoua les cordons de sa bourse et en sortit un denier.
— Je souhaite que…
Malheur ! Elle lui avait mal expliqué la tradition. Lucie bondit face au chevalier et lui plaqua la main sur la bouche. Il se tut, tandis que, surprise de sa propre audace, elle recula promptement. Son pied glissa sur la terre humide. Elle se sentit choir, et serra les dents, préparée à la chute. Il ne lui arriva rien. La main d’Albacan passa dans son dos et la ramena vers lui. Elle était incroyablement proche de son visage, ses yeux bleus semblaient lire dans son âme. Il la redressa avec douceur, tardant à dégager sa main. Elle sentit le rouge lui monter aux joues. Depuis quand attachait-elle la moindre importance aux superstitions ?
— Le vœu doit rester secret pour se réaliser.
Albacan hocha la tête et se rendit alors compte qu’il tenait toujours la main de la guérisseuse. Il la lâcha et lança sa pièce, bientôt imité par Lucie.
Ils quittèrent ensuite la clairière en silence.
— Tu ne m’as pas dit d’où tu venais, remarqua le chevalier une fois éloignés des ruines.
Lucie sourit sans répondre. Pour que son vœu s’accomplisse, elle ne pouvait plus lui raconter son histoire.