Dualité Quantique

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La nouvelle

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1h

Quand un bruit l’arracha à son sommeil, Lucie crut qu’elle vivait un matin comme tous les autres : gâché par son réveil. Quand elle remarqua que ce n’était pas sa sonnerie habituelle, mais un martèlement étrange, elle commença par enfouir sa tête dans l’oreiller.

Toc toc toc.

Le tapage ne s’arrêtait pas. Pourquoi fallait-il toujours que quelqu’un vous empêche de dormir ? Lucie s’étira en ouvrant les yeux, ne reconnut pas les poutres du plafond, se raidit, bondit, cligna trois fois, inspira, inspecta la pièce baignée de lumière.

Toc toc toc.

La salle exiguë était meublée d’une table massive et d’étagères pleines de vieux livres, de bocaux et d’ustensiles étranges. Des herbes, de l’ail et des jambons pendaient du plafond. Pittoresque, mais Lucie ne se souvenait pas…

Toc toc toc.

— J’arrive, cria-t-elle.

Sans prêter attention à sa robe de laine et à ses cheveux en bataille, elle déverrouilla le loquet de la porte. Celle-ci donnait sur l’extérieur. Plantée au sol comme un piquet, une énorme femme la dévisageait. Elle était vêtue comme une paysanne du Moyen âge. Lucie comprit. Thomas l’avait encore traînée à une fête médiévale. Elle aura bu tellement d’hypocras qu’elle ne se souvenait de rien.

— Vous n’êtes pas Cléania, constata la matrone. Sa nouvelle apprentie ?

— Je…

— Donnez-moi la même chose que la dernière fois. La crise de rhumatismes de mon mari a repris.

Lucie ouvrit la bouche. La referma. Elle tournait dans sa tête une phrase pour demander poliment à la grosse dame où elle était et ce qu’on attendait d’elle, mais son regard impérieux la pressait de réagir, et vite !

— Le jus rose, de l’étagère du fond ! cria la visiteuse en désignant par de grands signes le mur opposé. Bons dieux. Cléania va avoir du boulot avec une pareille empotée.

Lucie rougit de colère. Se faire insulter alors qu’elle venait de se réveiller ! Enfin, visiblement elle s’était fait embarquer dans le rôle d’une apprentie guérisseuse pour une reconstruction fantastique ou historique. Quand elle attraperait Thomas… Où était-il d’ailleurs ?

En attendant, autant jouer le jeu. Elle se précipita à l’endroit indiqué. L’esprit encore embrumé, elle parcourut trois fois chaque rangée de bocaux avant de mettre le doigt dessus. Une petite fiole, marquée d’une écriture élégante « rhumatismes ». C’était la dernière. Lucie la tendit à la cliente, qui s’en empara avec avidité.

— Vous devrez en refaire, remarqua-t-elle. Je vous paierai la prochaine fois.

Interdite, Lucie observa la grosse femme tourner les talons et s’éloigner d’un pas rapide en soulevant le devant de sa jupe. Depuis le perron, elle ne vit que des champs, aucun campement festif rempli de gens en costumes. Où donc était-elle ?

Après avoir cherché son téléphone quelques instants, Lucie admit qu’elle ne l’avait pas avec elle. Elle sortit et observa l’extérieur de la maison de pierre. Une chaumière à l’orée d’un bois. Peut-être que tout se passait un peu plus loin ? Lucie fit le tour de la masure, de plus en plus décontenancée. Elle était au milieu de nulle part. Il y avait un potager, un puits, une réserve de bois et… une personne, une vieille femme adossée contre les bûches, hache à la main, immobile, pâle. L’estomac de la supposée rôliste fit un bond. Quelle idée d’aller couper du bois à cet âge ! Pourvu qu’elle n’ait pas fait un malaise !

— Madame ? Ça va ? Prenez un peu d’eau !

Elle se saisit du seau près du puits et se précipita au côté de la vieille dame – ça ne pouvait être que Cléania. Inerte. Le teint cireux. Glacée. Si seulement elle n’avait pas perdu son téléphone, elle aurait pu appeler les secours. Lucie cria et courut sur les traces de la cliente, qui avait déjà disparu.

Où donc était-elle ?

Paniquée, elle retourna à l’intérieur de la chaumière, à la recherche d’un petit mot, style « poisson d’avril » – on était en octobre pourtant – ou bien Thomas allait surgir de nulle part, hilare de son coup monté. Lucie se laissa tomber sur le lit. On avait forcément payé des acteurs pour une si mauvaise blague. Quand elle attraperait les coupables… Et si Thomas n’y était pour rien ? Si quelqu’un l’avait enlevée ? Pour la télé-réalité, ou pour une expérience scientifique visant à étudier la réaction des sujets face à une situation étrange ?

— Cléania !

Une voix essoufflée appelait la guérisseuse depuis l’extérieur.

— J’ai besoin de ton aide, brayait-elle, vite avant que mes parents ne le remarquent.

Devait-elle jouer le jeu ? Ou demander des explications à l’enfant qui la sollicitait ? À nouveau, elle poussa la porte. Et un cri d’horreur s’échappa quand elle le vit.

Face à elle, ce n’était pas n’importe quel petit garçon qui était venu chercher son aide. Il avait des oreilles d’âne, des sabots et une queue. La jeune femme se saisit d’une des oreilles poilues et tira dessus, arrachant un couinement au garçon. Trop réaliste pour être faux.

Où donc était-elle ?


Une fois le garçon reparti, son apparence redevenue humaine grâce à une potion trouvée un peu par hasard – zooanthropie inverse – Lucie s’affala sur une chaise de bois. La mémoire lui revenait petit à petit. Elle était bien allée à une fête médiévale avec Thomas. Il lui avait offert une magnifique bague, manufacturée à l’ancienne. Les gens autour d’eux les avaient applaudis, les voilà fiancés.

Mais le rôle de son amoureux s’arrêtait là.

potions sur une table

Ils s’étaient assis sur un banc, à l’ombre, et Lucie s’était éloignée pour leur chercher quelque chose à manger. Les émotions lui creusaient toujours l’appétit. La tête bourdonnant encore des vivats de la foule et des souhaits de bonheur, elle s’était arrêtée à un stand vide, où une vieille femme lisait l’avenir. Ce n’était pas aujourd’hui qu’elle allait y croire. Surtout qu’elle avait été le centre de l’attention deux minutes plus tôt, pas difficile de deviner ce qui allait lui arriver ensuite.

— Vous croyez connaître votre avenir ? avait lancé la vieille depuis le tas de châles qui cachait sa silhouette.

— J’ai ma petite idée, avait ricané Lucie.

Inutile de se montrer trop incrédule et de vexer la commère, juste lui montrer qu’elle ne mordait pas à l’hameçon. Elle avait consenti un sourire poli, s’était redressée et avait détourné les yeux.

— Je vois pourtant un champ quantique autour de vous.

— Alors-là non ! avait explosé Lucie.

Si elle poursuivait un doctorat en physique quantique des champs, ce n’était pas pour entendre de pareilles bêtises. Thomas aimait le monde médiéval, elle les sciences, mais tous deux détestaient les charlatans.

— Si vous aviez une once de culture scientifique, vous sauriez que prédictions et physique quantique se marient très mal.

— Le soleil tape fort, vous devriez boire un peu.

La dernière image que Lucie avait emportée fut celle d’une main osseuse se dégageant des châles pour lui tendre une écocup.


C’était une boisson verte, épaisse et brillante. Une drogue pour la kidnapper et l’amener ici ? Ou une potion magique ? Un rire amer secoua la physicienne. Une potion magique.

Comme celle qu’elle venait de donner au petit garçon aux oreilles d’âne, qui l’avait retransformé illico en petit garçon aux oreilles humaines. Ou bien elle hallucinait, ou bien elle était ailleurs. Car tout semblait bien trop vrai pour être le fruit de son imagination. Lucie se saisit de la plume et d’un parchemin posés sur la table. Quelques lignes y étaient déjà griffonnées, auxquelles elle ne prêta aucune attention. Elle réécrivit les équations de Schrödinger, de Dirac, même celles de Maxwell, affolée de les avoir oubliées sous l’effet d’un poison, éperdue d’admettre que ce qu’elle vivait ne correspondait pas aux lois physiques. Les coucher sur la feuille aurait dû plier le monde à leur vérité.

Elle s’arrêta. Son cerveau n’avait rien oublié. Mais le sens du monde lui échappait.

Et ces gens qui lui demandaient des remèdes. Et ce cadavre derrière la maison. Ses yeux se brouillèrent de larmes. Ils finiraient par comprendre qu’elle n’avait rien à faire là. Ils croiraient qu’elle avait tué la vieille guérisseuse. Ils la traiteraient de sorcière et la brûleraient. Et elle ne reverrait plus jamais Thomas. Un goût amer envahit la bouche de Lucie.

Non, il fallait se ressaisir. Elle retourna près de l’étagère, à la recherche du même jus vert et sirupeux que ce qu’elle avait bu. Remède pour la toux, remède pour la goutte, pour le foie, pour devenir riche, somnifère, dent de lapins, explosifs… Et puis des bocaux de poudres diverses, d’os minuscules, d’insectes, de fleurs… Aucun jus vert…

Alors Lucie devrait le fabriquer. Avec tous ces ingrédients, il y avait forcément une recette à réussir comme un escape game à résoudre. Elle établit une liste mentale, un plan d’action. Si elle ne trouvait pas d’instructions simples et rapides, elle devrait enterrer le corps, et continuer à soigner les patients tant qu’elle serait bloquée là sans solution. À supposer qu’il ne lui fallait pas de pouvoirs magiques pour faire tout cela. Sinon on découvrirait vite l’escroquerie. Elle devait au moins essayer, avant de baisser les bras.

La physicienne retourna à la table, à la recherche d’une piste, d’une indication, un signe quelconque. Mais rien.

Elle secoua la tête et fixa les équations sur le parchemin. Ses yeux glissèrent sur les notes plus haut. Ce qu’elle n’avait pas remarqué sur les étiquettes des fioles la frappa. Cette écriture, cette langue, ce n’était pas du Français, mais quelque chose qu’elle n’avait jamais vu. Quelque chose qu’elle comprenait comme si elle avait connu cela depuis toujours. Maintenant qu’elle y pensait, la matrone et le gamin aussi s’étaient exprimé en une autre langue. Ça n’avait aucun sens.

« Cléania,

Ce que nous craignions le plus s’est accompli. Les landes du Sud sont tombées sous le joug de la Sorcière aux renards. Le roi Stralitos a répondu à leur appel à l’aide et envoie des troupes qui traverseront ton village. Avez-vous trouvé d’autres apprenties qui pourraient nous aider à reconquérir la Terindie ?

Milian »

Le parchemin avait été froissé et déplié, sans doute lu et relu, jeté et récupéré. Les mains tremblantes, Lucie décida qu’il ne la concernait pas. Elle n’était pas l’apprentie de Cléania. Elle avait un fiancé qui l’attendait et une thèse à écrire. Son objectif était de concocter une potion pour rentrer chez elle au plus vite. D’ailleurs, les guerres, et leurs lots d’horreurs, famines, épidémies, blessures, pillages, morts… la terrifiaient. Hors de question de se prendre pour une héroïne et d’aller délivrer un royaume opprimé. C’était le meilleur moyen de mourir stupidement.

La jeune femme se leva. Si une armée approchait, une armée qui cherchait à enrôler une guérisseuse, elle n’avait pas de temps à perdre. Elle se précipita sur l’étagère où les grimoires étaient entreposés. Les plantes médicinales, Histoire du continent et des terres connues, Malédictions et désenvoûtements… Il n’y avait aucune logique apparente dans le classement des livres. Ni les titres, ni les auteurs, ni même la taille, l’épaisseur ou la couleur ne formaient un ordre logique.

Il fallait bien commencer quelque part. Un premier grimoire, une première potion. Au fil des jours, Lucie lut, apprit, corrigea, inventa. Elle expliqua aux villageois, suspicieux et craintifs, le décès de la vieille femme. Après une cérémonie funéraire fastueuse pour un endroit si modeste, les habitants lui demandèrent si elle comptait prendre la relève de Cléania. La physicienne acquiesça. Oui, le temps de fabriquer sa potion.

Sans s’en rendre compte, elle endossa son rôle de guérisseuse, magicienne, sorcière – elle ne savait pas le titre officiel. Les villageois, méfiants face à cette nouvelle venue qui s’était installée à la place de Cléania, évitaient de la déranger plus souvent que nécessaire. Ils l’invitèrent toutefois à la fête des Dernières Vendanges.


Le son des tambours et des cornemuses emplissait l’air de la nuit d’une ambiance festive. Assise sur un ballot de paille, Lucie saluait de loin les paysans euphoriques. Ils n’avaient aucune idée d’où elle venait. Ils n’avaient aucun souci, une vie simple, comme elle quelques semaines plus tôt.

— Heureusement que vous êtes venue à Lisière pour devenir l’apprentie de Cléania, la félicita un solide père de famille, qu’elle pensait être l’aubergiste. Elle a formé beaucoup de jeunes filles qui sont parties à travers le pays. Sans vous, nous serions bien abandonnés.

Lucie hésita. Elle ignorait pourquoi elle était là, pourquoi elle. Mais pour une fois qu’on lui parlait avec chaleur et non défiance, elle ne resta pas en retrait. Alors elle entra dans l’histoire que les villageois imaginaient.

— Ne vous inquiétez pas, s’entendit-elle prononcer. Maintenant, je suis là, et je m’occuperai au mieux des habitants de Lisière.

Des cris de joie retentirent et on trinqua à la santé de la nouvelle guérisseuse. La jeune femme eut un sourire amer. Ces gens l’acceptaient petit à petit. Ils lui offraient une place confortable dans leur quotidien.

De jeunes villageois l’entraînèrent dans une ronde autour du feu. Arrachée à ses pensées, elle suivit le rythme des tambours et vida son esprit. Quand elle retourna s’asseoir, à bout de souffle, Lucie ne sut pas si elle devait mettre cela sur le compte de la musique, de l’alcool ou de la chaleur, mais pour la première fois depuis les semaines qu’elle avait passées là, elle se sentit heureuse. Elle pourrait peut-être accepter cette nouvelle vie ici.

Non. Même si elle devait y passer des années, elle trouverait comment retourner auprès de Thomas. Elle n’imaginait pas vivre sans lui, n’en déplaise aux vieilles voyantes et vieilles guérisseuses.

Malgré son amitié naissante pour les villageois de Lisière, Lucie cherchait sans relâche dans les livres des recettes ou des incantations censées la ramener chez elle. Elle en avait répertorié cinq. La plus prometteuse demandait six mois de préparation et des ingrédients qu’elle n’avait pas, ailes de fées, dents de dragons, poudre de diamant. Comme elle étudiait en parallèle les propriétés d’ingrédients plus communs, elle tenta d’utiliser des ersatz.

En même temps qu’elle mettait au point les potions, elle soignait les villageois, qui, quand ils la payaient, se montraient généreux. Tous n’étaient pas victimes de sorts leur faisant pousser des oreilles d’ânes ! Certains avaient les mêmes maux que ce qu’elle connaissait, avant. Certains cherchaient simplement conseil. D’autres voulaient s’assurer une bonne fortune, nuire à un voisin, conquérir l’être aimé. Il y avait des élixirs pour tout, mais Lucie, même si elle se sentait capable d’en concocter la plupart, s’interdisait ce qu’elle trouvait immoral.

Jamais elle n’oubliait son envie de rentrer dans son monde, de retrouver Thomas et de rattraper tout ce temps perdu. C’était en pensant à lui qu’elle soignait ses patients, qu’elle préparait ses potions, qu’elle apprenait des sortilèges. Tout cela marcherait-il sur Terre ? Son fiancé la croirait-il, si elle lui racontait son périple ? Comme il serait fier alors, d’avoir épousé une vraie magicienne, et quel revirement pour celui qui passait son temps à la taquiner sur sa rationalité d’experte en physique quantique des champs !

Une première potion échoua, peut-être à cause des substituts à certains ingrédients, de larmes tombées dans le chaudron, de précipitation à ne pas attendre les bonnes phases des lunes… Lucie n’en savait rien, mais elle bouillait de rage et d’impuissance. Elle comprit qu’elle devrait recommencer, et, cette fois, elle suivrait la recette à la lettre.

Six mois de perdus, que devenait Thomas ? Le temps s’écoulait-il pour lui de la même façon ? Quand la physicienne avait vu le dernier patient de la journée, qu’elle avait éteint le feu de sa potion en cours, elle regardait les étoiles. Elle se demandait si l’une d’entre elles était le soleil, si la Terre tournait autour, si Thomas l’attendait encore.

De nouvelles tentatives échouèrent à leur tour.

Pourtant, Lucie se voyait progresser. Les étapes intermédiaires correspondaient mieux aux descriptions des grimoires, elle réussissait des philtres de guérison plus complexes, jusqu’alors absents des étagères.


Le village l’adopta vraiment comme sa nouvelle guérisseuse, et non « la débutante », ou « l’apprentie », le jour où elle sauva trois soldats.

— Lucie ! l’appela un gamin du hameau, il faut que tu viennes au village. Emmène tes meilleures potions.

— Que se passe-t-il ?

— Vite, ils vont mourir !

Alors qu’elle courrait derrière le petit garçon, les bras débordants d’onguents et de pansements, elle put entendre la rumeur qui s’élevait des chaumières et les villageois curieux, particulièrement avides d’informations.

— Des survivants ?

— Ne sont-ils pas maudits ?

— Ont-ils des nouvelles du roi ?

— Ils ont crevé leurs chevaux pour arriver jusqu’ici.

— Ah voilà, Lucie ! Tu dois les sauver.

Quatre hommes à moitié morts gisaient dans la salle commune de l’auberge, transformée en hôpital de fortune. Sous la boue et le sang, ils étaient livides et l’un d’entre eux ne respirait plus. En s’approchant, la physicienne identifia des traces de morsures, infectées. Elle sentit une vibration en émaner et sans réfléchir ni perdre un instant, elle sut quel remède utiliser. C’était complètement irrationnel : aucun médecin ne procédait ainsi.

Mais Lucie aboya des ordres, appliqua des cataplasmes, incanta des formules qu’elle avait mémorisées… Durant sept jours, elle resta au chevet des soldats, suspendus entre la vie et la mort, jusqu’à ce qu’ils reviennent à eux.

Elle se doutait que la Sorcière aux renards et la guerre menée au sud n’était pas étrangères à leur sort, mais ne s’était pas attendue à la réaction des hommes une fois remis. Pourtant, les hurlements glaçants qu’ils poussaient pendant leur sommeil auraient dû lui indiquer qu’ils avaient vu des horreurs. Jamais Lucie, ni aucun villageois, ne put obtenir d’informations sur leur périple. Ils se rétablirent, mais restèrent muets sur ce qu’ils avaient vécu au front. Était-ce des déserteurs, des messagers en quête de renforts, les seuls survivants des troupes royales ?

Les réponses restèrent perdues dans leur regard vide.

Cet épisode finit de convaincre Lucie de ne jamais s’impliquer dans la guerre contre la Sorcière aux renards.

Sa prouesse donna à Lucie une place d’honneur dans la vie de Lisière, bien qu’elle en restât à l’écart. On la prit pour une sorte de prêtresse, envoyée par les dieux, apparue de nulle part et pas tout à fait au courant de la vie quotidienne en ce bas monde. Quand ses yeux se voilaient lorsqu’elle pensait trop longtemps à la Terre, ou qu’elle posait une question évidente pour un enfant de cinq ans, on la prenait pour une folle. Mais d’une folie excusable, car divine.

Elle bénissait les nouveaux nés, rassurait les familles perdant des proches et enchantait les mariages de feux d’artifices. À chaque fois, son cœur se déchirait quand elle repensait à Thomas. La cherchait-il ? Croyait-il qu’elle s’était enfuie après la demande en mariage ? Comment pourrait-il ne serait-ce qu’imaginer où elle était coincée ?


Les mois passaient et la jeune femme dut se rendre à l’évidence. Elle manquait déjà d’ingrédients pour les potions complexes qui l’intéressaient, celles qui ouvraient des portails, téléportaient dans d’autres dimensions, mais voilà que les herbes de bases venaient aussi à manquer. Il y avait bien le jardin de simples planté par Cléania, la forêt regorgeant de champignons et de fleurs rares, le village où passaient des marchands ambulants – un charlatan lui avait vendu de fausses dents de dragon, ce qui lui avait fait perdre quelques précieux mois et beaucoup d’économies –, le marais des fées, prodigue en grenouilles mais pas vraiment en fées…

La jeune femme gagnait toujours en connaissances, en efficacité, en sagesse et peut-être en puissance magique, même si elle rechignait à admettre la magie comme une nouvelle loi de la nature. Hélas, ses bocaux étaient vides. Désespérément vides.

Quand le printemps toucha à sa fin, Lucie prit la résolution de se mettre à la recherche d’approvisionnement. Soucieux de la voir revenir vite, les habitants lui avaient décrit le pays, ses fleuves et ses villes, Kardampolis, la capitale et son académie de magie, les temples de Khonilia perdus dans les montagnes, l’Océan des étoiles, jamais traversé… Comme les colporteurs qui atteignaient le village ne lui ramenaient jamais ce qu’elle leur demandait, il était temps de découvrir tout cela par elle-même.

La physicienne s’interdit bien sûr les landes du Sud, l’ancienne Terindie, ravagées par le conflit contre la Sorcière aux renards. Sans cette guerre et la peur d’y être enrôlée, elle serait peut-être partie à Kardampolis beaucoup plus tôt. Non, elle n’aurait pas oublié Thomas, sa famille, son monde d’origine, mais elle aurait fait… du tourisme ? Tout le monde n’avait pas la chance d’être projeté dans un autre univers. Dommage que celui-ci soit le théâtre d’une querelle moyenâgeuse.

Lucie revenait du village où elle avait acheté des vivres avant de partir. Elle était perdue dans ses pensées, préparant encore et encore son itinéraire dans un monde qu’elle connaissait à peine et voulait déjà quitter. Une brise fraîche amena un bruit de sabots et la tira de ses rêveries. Elle releva la tête et le soleil l’éblouit.

— Héla ! lui cria un homme à cheval. Sais-tu où se trouve la guérisseuse ?

— C’est moi.

Le cavalier dévisagea Lucie, les sourcils froncés sur des yeux d’un bleu perçant. Pourquoi la cherchait-il ? Il n’avait pas l’air malade. Il avait même fière allure, sa cape vert et or flottant au vent. La jeune femme pensa aux enluminures d’un conte de fée : si le cheval se cabrait alors qu’il brandissait son épée, elle aurait vu le parfait prince charmant. Elle secoua la tête, surprise de laisser son esprit vagabonder ainsi. Le regard du « prince charmant » s’était illuminé.

— On m’avait décrit une vieille femme, mais on dirait que c’est mon jour de chance. Sire Albacan, pour vous servir.

— De quoi avez-vous besoin ? s’empressa de demander la physicienne, toute prête à aider un chevalier aussi avenant.

— Il paraît que tu as soigné des soldats échappés des griffes de la Nécromancienne aux renards ?

Lucie tressaillit. Une nécromancienne ? C’était encore pire qu’une femme commandant une armée de renards. À quoi ressemblaient donc les Landes du Sud ? Une seule chose était sûre, elle ne se laisserait pas enrôler. Ce n’était pas le moment. Elle n’avait qu’à dire qu’elle n’avait plus d’ingrédients, qu’elle était inutile.

— Je vois que oui, sourit le cavalier.

Ce n’était vraiment pas le moment. Un chevalier, même aussi beau que celui qui se trouvait face à elle, n’y changerait rien. L’apprentie magicienne le salua d’un hochement de tête sec et reprit son chemin. Plus vite elle disparaîtrait, moins il essayerait de la recruter. C’était peine perdue : elle l’entendit talonner son cheval et se ramener à sa hauteur.

— Nous avons besoin de remèdes, d’onguents, de potions pour délivrer les terres du sud. En vends-tu ? Ou mieux, nous accompagneras-tu ?

C’était bien le premier habitant de ce monde à la tutoyer juste après l’avoir rencontrée. Énervée Lucie accéléra. Elle n’allait pas livrer ses dernières potions et ingrédients à une armée : qui soignerait les villageois en attendant qu’elle se réapprovisionne ?

Arrivée devant sa chaumière, elle se précipita à l’intérieur et claqua la porte au nez du cavalier. Un instant plus tard, la porte résonnait de coups sourds. Forcément.

— Allez-vous-en ! cria-t-elle. Je ne peux pas vous aider, j’ai déjà tout un village qui compte sur moi.

— Et ce village ne sera plus rien si la nécromancienne aux renards triomphe. Le front s’en rapproche de jour en jour.

— Alors je vous souhaite de la vaincre.

Lucie hésitait à ouvrir la porte et à montrer à l’inopportun ses armoires vides. Mais il risquait de lui prendre le peu qu’il lui restait. Elle avait en tête l’image des brutes du Moyen Âge, pillant et volant tout sur leur passage, sous prétexte de protéger la population. Même si celui-ci lui faisait plutôt l’impression d’un chevalier errant, noble et loyal, Lucie savait qu’il ne fallait pas se fier aux apparences.

— Tu ne connais pas la légende ? C’est une jeune femme, un peu comme toi, qui aura le pouvoir de tuer la sorcière aux renards.

— Une guérisseuse, envoyée par les dieux dans cet unique but, c’est ça ?

— Voilà !

— Ben voyons.

Néanmoins Lucie était intriguée. Et si elle avait été transportée dans ce monde pour combattre une nécromancienne, suivant les grandes lignes d’une prophétie, qui lui garantissait, de par son existence, sa réussite ? Après tout, c’était une diseuse de bonne aventure qui l’avait envoyée là.

Sans réfléchir, son bras ouvrit la porte et elle invita le chevalier à l’intérieur.

— Venez me raconter cette histoire.

L’homme aux armoiries or et sinople entra avec un sourire narquois. À coup sûr, il pensait qu’il avait réussi à l’embobiner, il rayonnait. Ça ne l’en rendait que plus beau. Lucie se mordit la lèvre et se força au calme. Ce qu’elle allait entendre était crucial. Elle devait rester objective. Si le soldat lui apportait un élément qui lui permettrait de s’identifier avec certitude à l’héroïne de la légende, pas juste la couleur de ses cheveux blonds ou une bêtise dans le genre, et que son histoire se terminait par un retour illico chez elle, dans son monde, pas dans cette chaumière, elle était prête à combattre toutes les folles aux renards qu’on lui présenterait. Sinon, c’était mort.

— C’est une légende que tout le monde connaît pourtant. Enfin sauf peut-être toi, il paraît que tu ignores les choses les plus évidentes.

Le Destin enverra celle aux pouvoirs immenses,

Élue pour son courage et son intelligence.

Car elle sauvera de la Dame-Renard

Les mondes dont elle est le dernier rempart.

— Et ?

— Et voilà.

Oui, autant dire qu’elle avait plus de chances de rentrer chez elle sans prophétie. Il fallait s’y attendre, car sinon les villageois l’auraient déjà reconnue… Toutefois, la mention de son intelligence était flatteuse. Pour le courage, ça restait à voir…

— Donc on ne sait pas si la jeune femme va survivre.

— En effet, mais puisqu’elle triomphe et sauve les mondes, il n’y a pas de raison…

— Non. Ce n’est pas moi. Je n’ai jamais croisé la Destinée.

— Mais tu as des pouvoirs immenses, si tu as soigné ces soldats.

— Je n’ai fait que mon devoir…

— Tu ne nies pas non plus l’intelligence et le courage.

Lucie rougit.

— Vous avez assez perdu de temps, je ne suis pas cette personne.

Albacan acquiesça, l’air déçu et se leva. L’esprit de Lucie fit un bond à l’idée de le voir partir. Qu’il n’aille pas supposer qu’elle n’était pas intelligente ! Et puis… il lui avait fait entrevoir une solution pour rentrer chez elle. Il devait exister des variantes de cette prophétie, une qui disait clairement ce qu’elle était censée faire et comment ça finirait. Le laisser partir, c’était perdre cet espoir. Mais elle ne pouvait pas le retenir, pas avec les informations qu’elle avait pour l’instant.

Heureusement, il se retourna.

— Si tu changes d’avis, mon armée campe près d’ici, en attentant d’être rejointe par différents bannerets. Tu auras quelques jours pour te décider.

— Non, je pars en voyage.

— Où donc ? Au sud, la Sorcière aux renards règne, au nord les armées sont en marche. Certaines recrutent avec plus d’insistance que moi.

Alors qu’elle encaissait l’information, le visiteur sortit. Elle devrait voyager discrètement pour ne pas être enrôlée de force. Enfin, comme elle n’était pas clairement l’élue de cette prophétie, elle aurait peu de chances d’avoir une horde de fanatiques qui la pousseraient au front.

Et si c’était quand même elle ? Depuis qu’elle était arrivée en ce monde, elle avait sondé les habitants, à la recherche de victimes arrachées à leur foyer. Ça n’évoquait rien à personne. D’un autre côté, elle n’avait pas crié sur tous les toits qu’elle venait d’un autre univers, on l’aurait prise pour une folle, une vraie folle.

Quand Lucie quitta sa chaumière, le lendemain, elle fit un détour par le campement de l’armée. Albacan – elle espérait tomber sur lui – pourrait peut-être lui conseiller un itinéraire pour éviter d’être enrôlée de force. Elle avait appris la carte du pays, les villes, les hauts lieux de la magie, temples, académies, pèlerinages, où elle trouverait les ingrédients qu’il lui fallait. Mais inutile de se jeter dans un centre de recrutement.

Alors que la guérisseuse traversait les allées de tentes, dévisagée par le regard curieux de soldats, elle se demandait ce qu’elle était venue faire là, perdue au milieu d’inconnus, espérant elle ne savait pas trop quoi. Et puis, elle le vit. Le front plissé, penché sur des cartes, avec d’autres officiers.

Il releva la tête et un sourire illumina ses traits alors qu’il reconnaissait Lucie.

— Tu as changé d’avis ?

— J’aurais juste besoin de savoir où sont vos armées, pour les éviter.

Les généraux s’offusquèrent mais Albacan s’esclaffa.

— On ne donne pas cette information aux civils. Enrôle-toi. On a besoin de guérisseurs. Je vais même te confier que les mages qui nous accompagnent ont emporté avec eux tous les ingrédients qu’il te faudra pour tes potions.

Touché. Bien sûr, comprit Lucie, il avait vu ses étagères désolées et fait la déduction qui s’imposait. Et comble de la honte, elle venait de laisser transparaître son intérêt. Pour quelle autre raison le sourire du jeune homme se serait-il ainsi étiré ?

— Non merci, grinça la guérisseuse.

— Viens au moins préparer des remèdes avant notre départ, nous te fournirons ce que tu demanderas.

Là, ça devenait négociable. Peut-être n’aurait-elle pas besoin de partir en voyage après tout. Si elle mettait la main sur des dents de dragons et des ailes de fées, elle concocterait pour de bon sa potion et adieu ce monde.

Évidemment, rien ne se déroula comme prévu.

Lucie passa les premières journées à préparer divers onguents pour panser, soigner, anesthésier, désenvoûter, revigorer. Elle partagea avec les autres mages ce qu’elle avait appris des blessures qu’elle avait vues sur les trois soldats rescapés. Elle les interrogeait, eux et les troupes, sur la prophétie. Les informations qu’elle obtint étaient glaçantes. La sorcière aux renards était une nécromancienne et dirigeait une armée de créatures maléfiques, kobolds, goules, liches… Depuis longtemps, des mages tels que Cléania s’étaient alliés pour trouver l’héroïne de la prophétie, sans jamais réussir, et s’étaient résignés à partir au front sans elle. Elle apprit aussi de nouveaux tours de magie, qu’elle maîtrisa rapidement. Le soir, Lucie emportait avec elle les herbes qu’elle pouvait prendre sans se faire remarquer et continuait jusque tard dans la nuit, cette fois des remèdes pour ses protégés. Au campement, un chevalier, souvent son chevalier, venait contrôler ses avancées. Au bout de quelques jours, on lui demanda aussi des potions explosives, des maléfices de métamorphose, des charmes de sommeil. Elle s’exécuta, car cela lui donnait accès à de nouveaux ingrédients, jalousement gardés par des mages en capes noires.

Elle remarqua qu’elle attirait l’attention. Lucie, modeste guérisseuse de village, avait un public de plus en plus large qui venait assister à ses alchimies. Une assemblée de sorciers en robe sombre l’étudiait au travail. Certains lui demandaient même conseil.

Pour échapper à toutes ces attentions, la physicienne prétextait d’aller cueillir des champignons dans la forêt. Là, elle pouvait oublier qu’elle n’était pas venue à Lisière pour devenir l’apprentie de Cléania. Elle contemplait les hautes futaies vertes, respirait la brise et écoutait les oiseaux. Elle imaginait la présence de Thomas à ses côtés, il lui aurait donné la main pour enjamber une racine piégeuse. Cet endroit aurait pu se trouver sur Terre.

Une branche morte craqua et les bruits de la forêt s’estompèrent.

— Qui va là ? lança Lucie.

En même temps, elle vérifia la présence de potions défensives à sa ceinture. Tous ses sens en alerte, elle guettait le moindre bruit, trahissant la présence d’un intrus.

— Bien le bonjour !

La silhouette vert et or d’Albacan se détacha des arbres.

— Vous m’avez fait peur ! soupira la guérisseuse. Qu’est-ce qui vous amène ?

— Je… suivais la piste d’un sanglier. Je me suis perdu et j’ai trouvé des ruines dans une clairière. Je ne savais pas qu’un peuple avait vécu par ici avant la fondation de ton village.

Lucie fronça les sourcils. Elle n’en avait pas entendu parler. Et depuis qu’elle connaissait cette forêt, pour ses herbes sauvages et champignons, elle n’était jamais tombée sur des ruines.

— Où donc ? demanda-t-elle.

Albacan lui montra le chemin, un chemin sinueux et escarpé, vers sa découverte. Il se déplaçait avec agilité malgré son armure, et ne semblait pas essoufflé par l’effort.

— Toi qui es savante, tu pourras peut-être m’expliquer ce que sont ces ruines.

— À vrai dire, je ne viens pas de Lisière.

— D’où viens-tu alors ?

La jeune femme hésita. Elle avait envie de faire confiance au chevalier. Depuis qu’elle vivait ici, elle avait souvent pensé à narrer son histoire à quelqu’un, mais elle n’avait jamais trouvé une personne qui comprendrait. Albacan attendait, il la fixait, l’air curieux. Déjà les mots se bousculaient dans sa tête pour tout lui raconter. Mais par où commencer ? Elle se lança.

— La prophétie que vous m’avez racontée, elle parle de son héroïne comme du rempart des mondes. Y a-t-il plusieurs mondes ?

Cette fois, ce fut le chevalier qui hésita et la regarda bizarrement. Puis, comme s’il s’était souvenu que Lucie était connue pour poser des questions étranges, il sourit et lui répondit.

— Bien sûr, le monde des vivants et celui des morts. Et la Nécromancienne aux renards en menace l’équilibre ! Essayes-tu de me dire que tu es une sorte de… fantôme ?

La physicienne éclata de rire alors qu’ils débouchaient dans la clairière des ruines. Elle se tut, gênée d’en troubler le charme paisible. Le lierre courrait sur la roche écroulée. Partout, des statues au visage érodé par le temps fixaient le ciel. Un sentiment d’interdit se dégageait du lieu. S’agissait-il d’un ancien temple ? Seul un puits semblait être resté insensible au passage du temps.

— Là d’où je viens, commença Lucie soudain pressée de changer de sujet, on jette une pièce dans les puits pour faire un vœu.

— D’accord.

Albacan dénoua les cordons de sa bourse et en sortit un denier.

— Je souhaite que…

Malheur ! Elle lui avait mal expliqué la tradition. Lucie bondit face au chevalier et lui plaqua la main sur la bouche. Il se tut, tandis que, surprise de sa propre audace, elle recula promptement. Son pied glissa sur la terre humide. Elle se sentit choir, et serra les dents, préparée à la chute. Il ne lui arriva rien. La main d’Albacan passa dans son dos et la ramena vers lui. Elle était incroyablement proche de son visage, ses yeux bleus semblaient lire dans son âme. Il la redressa avec douceur, tardant à dégager sa main. Elle sentit le rouge lui monter aux joues. Depuis quand attachait-elle la moindre importance aux superstitions ?

— Le vœu doit rester secret pour se réaliser.

Albacan hocha la tête et se rendit alors compte qu’il tenait toujours la main de la guérisseuse. Il la lâcha et lança sa pièce, bientôt imité par Lucie.

Ils quittèrent ensuite la clairière en silence.

— Tu ne m’as pas dit d’où tu venais, remarqua le chevalier une fois éloignés des ruines.

Lucie sourit sans répondre. Pour que son vœu s’accomplisse, elle ne pouvait plus lui raconter son histoire.

chevalier vert et or

La physicienne interrogea aussi les villageois à propos des mondes décrits dans la prophétie. Avec un air innocent, elle lança le sujet au lavoir, tout en frottant ses robes dans l’eau savonneuse.

— Ah ! Notre guérisseuse aimerait trouver l’Élue ! rit une lavandière. Mais tout ce qui importe, c’est que notre monde soit sauvé de la Sorcière aux renards, non ?

— Ne dis pas ça, la tança une deuxième. Les mages de l’Âge d’Or se projetaient sur d’autres plans pour trouver l’héroïne. Lucie a raison, il faut chercher partout !

— Moi je crois qu’elle est surtout inquiète pour un certain chevalier… avança une autre.

Lucie rougit. Même si elle aimait les habitantes de Lisière, elle n’en tirait jamais d’informations fiables. Pire que ça, leurs conversations finissaient toujours en ragots. Et là, elles avaient remarqué son attirance pour Albacan. Elle secoua la tête. Non, elle ne cherchait pas l’Élue pour sauver son chevalier. Certes, elle s’inquiétait pour lui… Et elle se sentait coupable.

Elle repensa à leur rencontre dans la forêt. Son visage avait été si proche du sien quand elle l’avait empêché de prononcer son vœu. Elle rougit de plus belle et se mordit la joue, en colère contre elle-même. Vivement qu’elle rentre chez elle, auprès de Thomas, et qu’elle oublie ce monde de fous ! Et en attendant, eh bien oui, elle pouvait fabriquer des potions pour l’armée d’Albacan. Même si ce n’était pas lui son fiancé, l’imaginer périr face à la Sorcière aux renards lui était insupportable. Lucie continua donc de se rendre au campement.

Un soir, alors qu’elle s’apprêtait à rentrer, Lucie décida de voler des dents de dragons. Elle avait cru comprendre qu’elle était bien plus puissante que tous les mages présents dans le camp. Mais elle ne savait pas dans quelle mesure ils pouvaient résister à ses sortilèges. Elle avait préparé une potion de silence, pour se rendre dans la tente où les ingrédients étaient stockés et forcer les coffres sans éveiller de soupçons.

Elle se donna cinq minutes pour fouiller la réserve et partir au moindre signe suspect. Elle localisa l’ingrédient qu’elle cherchait dans un coffre solide, enfoui sous une pile de caisses, de cages, de bocaux. Le cœur battant, elle déplaça le tas avec précaution et força la serrure de la mallette d’un mot magique. Toute une mâchoire, disposée en deux lignes sur un écrin pourpre se révéla à la jeune femme. Elle la parcourut des doigts, tremblante, sans remarquer le bruit de pas qui s’approchait de la tente. C’était hypnotisant, d’imaginer l’énorme animal à qui on avait prélevé ces dents. Elle en saisit deux, symétriques. Poussa les autres pour cacher le vol. Referma le coffret. Voilà, c’était fait.

Lucie remit tout en place et rampa sous le pan de tissu de l’arrière de la tente. Elle s’immobilisa. Des bottes faisaient face à son nez. De couleur vert et or.

Un vide se creusa dans son ventre. Foutue. Il allait la dénoncer.

La gorge sèche, Lucie cherchait un mot de pouvoir pour mettre Albacan hors d’état de nuire, sans le blesser. Mais il prit la parole avant elle, alors qu’elle se redressait.

— Quand je t’ai parlé de la prophétie pour la première fois, commença-t-il, j’essayais surtout de t’enrôler, sans vraiment y croire. Mais maintenant, tous les mages qui t’ont rencontrée ne parlent que de ta puissance. Comment personne n’a-t-il pu te remarquer avant ? D’où viens-tu ?

Le nœud dans l’estomac de Lucie se resserra. Voilà qu’il avait des doutes sur son identité. Encore pire que de la prendre en flagrant délit.

— Pourquoi tu détournes le regard ? demanda le chevalier. Qu’est-ce que tu faisais sous cette tente ?

Il lui attrapa la main, elle la retira aussitôt.

— Lucie, tu sais que notre armée se mettra en marche dans moins d’une semaine. Il faut que nous ayons toutes nos chances.

Elle rougit. Son égoïsme et son envie de rentrer chez elle lui donnait-il le droit de voler ? Il était trop tard pour se poser la question, Lucie joua la carte de l’innocence.

— Je vous ai bien aidés !

— Mais nous ne reviendrons pas.

Elle n’avait aucune culpabilité à ressentir, deux dents de dragon n’y changeraient rien. Alors pourquoi se sentait-elle si mal ?

— Ne dis pas ça.

— Nous n’avons toujours pas trouvé l’héroïne de la légende. Les prophéties ne se trompent jamais, nous n’avons aucune chance.

— Alors ne partez pas.

— Le nouveau roi en a décidé autrement, il ne croit pas à la prophétie. Moi si. Surtout depuis que j’ai vu ce dont tu es capable. Je suis convaincu que c’est toi. Si tu te soucies de tes villageois, de moi, de ce pays, viens.

Lucie se mordit la lèvre. Oui elle s’en souciait. Mais c’était un argument déloyal. Toujours rien ne la désignait comme une élue de prophétie. Si elle mourait, elle ne rentrerait pas chez elle.

Elle releva les yeux et les plongea dans ceux d’Albacan. Voulait-elle encore rentrer ? Pouvait-elle sacrifier le chevalier, pour retrouver sa vie moderne, confortable, et sans magie ?

Il s’avança vers elle et posa sa main contre sa joue. Le contact de sa peau la fit tressaillir, tandis qu’elle hésitait à se dégager.

— Viendras-tu ?

Sa voix s’était muée en murmure. Lucie se figea, tremblante, incapable de savoir si elle ne pouvait pas ou ne voulait pas bouger. Le visage de Thomas se superposa à celui d’Albacan lorsqu’il se pencha pour l’embrasser. D’abord hésitant, le baiser devint pressant. Le cœur de Lucie battait la chamade, tandis que le souvenir de son fiancé s’estompait.

En fermant les yeux alors qu’ils s’embrassaient, en s’oubliant dans les bras d’Albacan, une nouvelle vérité heurta Lucie de plein fouet. Elle ne connaissait presque rien du monde où elle vivait, elle n’avait pas pris la peine de s’y intéresser, seulement de se fixer des œillères et tout rejeter en bloc en attendant le retour à la normale. Maintenant qu’elle entrevoyait une lumière, elle voulait partir explorer ces terres avec son chevalier comme guide. À quoi ressemblaient les villes, la capitale, Kardampolis, les temples de Khonilia, l’Océan des étoiles ? Elle avait été tellement obsédée par sa potion, qu’en cherchant des dents de dragon, elle n’avait même pas imaginé ce que c’était, d’en rencontrer un.


Le charme se brisa au moment où Albacan, les yeux plein d’espoir, répéta :

— Viendras-tu ?

Le raz de marée de ses doutes submergea à nouveau Lucie. Quelques instants auprès d’Albacan valaient-ils la peine de ne jamais retourner chez elle ? Même si elle se sentait vivante, toute puissante, optimiste, légère, la physicienne qu’elle était lui criait que se prendre pour l’objet d’une prophétie, c’était un biais de confirmation. Une erreur grossière. Une course vers sa perte.

Une larme roula sur sa joue. Il ne remplacerait pas Thomas.

Malgré tout, elle n’eut pas le cœur d’avouer à son chevalier qu’elle cherchait à partir, sans lui, pour rejoindre un fiancé qui l’attendait dans son monde.

— Je crois que je ne le saurai que lorsque je verrai l’armée partir.

Albacan la serra contre lui. C’était la meilleure réponse qu’il avait obtenue jusqu’alors. Troublée, elle se dégagea rapidement de l’étreinte.

— Ne pars pas si vite ! Dis-moi de quels ingrédients tu as encore besoin ?

La guérisseuse rentra chez elle, confuse. Elle se félicita de ne pas avoir encore pris de décision, car son choix la ferait renoncer…

En poussant son raisonnement – après tout, elle était physicienne – elle comprit qu’elle avait presque fait le deuil de son ancien monde, qu’elle pourrait parfaitement vivre ici, du moins, près de son chevalier vert et or. Mais il restait un problème majeur : cela impliquait de combattre une sorcière, d’accomplir une destinée. Elle ne voulait pas de tout ça. Et si elle restait dans sa chaumière, certes, elle survivrait, mais à quoi bon ? Le pays serait à feu à sang, Albacan mort. En vaudrait-ce la peine ?

Lucie vit les jours suivants s’écouler à toute vitesse, incapable de prendre une décision, ou de s’y tenir plus d’une heure. Deux visages hantaient ses pensées, l’un plus flou que l’autre.

Elle arriva à sa chaumière, un soir, les poches pleines d’ingrédients dérobés et le cœur empli de la tendresse de son chevalier. Lucie poussa la porte, qui n’était pas verrouillée. Pourtant elle y faisait toujours attention. Un petit cri s’échappa en provenance de l’intérieur, aigu, étranglé.

La guérisseuse se raidit. Un patient devait être venu l’attendre à l’intérieur.

— Qui êtes-vous ? demanda une voix criarde. C’est vous qui m’avez emmenée ici ?

— Non, je… répondit la jeune femme avec un haussement de sourcil.

Elle alluma une bougie pour mieux voir à qui elle avait affaire. Une petite fille, pas plus de dix ans, huit sûrement. Ses yeux cernés et rougis scrutaient la propriétaire du lit sur lequel elle était prostrée.

— Tu ne sais pas pourquoi tu es là ? fit Lucie en Français.

Comme c’était bizarre de parler sa langue plutôt que le dialecte étrange qui s’était implanté dans son cerveau en même temps qu’elle changeait de monde.

La fillette hocha la tête et fondit en larmes. La guérisseuse accourut à ses côtés, prête à la réconforter. Elle aurait elle-même tant eu besoin de soutien quand elle s’était retrouvée dans cette chaumière, plus de deux ans plus tôt, déjà ! Entre deux sanglots, l’enfant, dénommée Chloé, expliqua une histoire de gobelet et de potion verte et épaisse. Elle indiqua aussi à Lucie une date sur Terre qui semblait correspondre à l’écoulement du temps ici. Les derniers espoirs de la physicienne de revenir à l’instant de sa disparition s’envolèrent. Thomas vivait donc lui aussi son absence.

Lucie réfléchit un instant. Pourquoi des gens de son monde étaient-ils envoyés ici ? Cléania était-elle la précédente victime de la potion, ou, comme le suggérait la lettre qu’elle avait reçue, une sorcière accueillant des apprenties… envoyées par la voyante sur Terre ? Dans les deux cas, son savoir et son expérience avaient manqué à la physicienne. Elle n’infligerait pas cela à la petite fille !

— Chut, murmura-t-elle, tu vas pouvoir rentrer chez toi. Il m’est arrivé la même chose, et j’essaye de fabriquer une potion qui pourra nous ramener.

— C’est vrai ?

La petite se frotta les yeux et releva la tête.

— Bien sûr. Ça fera bientôt trois ans que je suis bloquée ici, parce qu’il me manque des ingrédients. J’ai appris à faire des potions, dans le village, on me prend pour une guérisseuse.

Les yeux de la fillette s’illuminèrent alors qu’elle ravalait un dernier sanglot.

— Waouh ! Je vais t’aider alors ! Quand je raconterai ça à mes amies…

Lucie se mordit la lèvre. En promettant son aide à la petite, elle venait de faire son choix. Elle ne pourrait plus accompagner l’armée d’Albacan. Était-ce un signe du destin ? Peut-être.

Elle sourit. Que raconterait-elle, elle, quand elle reviendrait sur Terre ? « Coucou Thomas, j’ai bu une potion qui m’a fait changer de monde. J’ai mis trois ans à refaire la même, pour revenir. Accessoirement, je suis tombée amoureuse d’un beau chevalier, et sans une petite fille de huit ans, j’aurais bien pu finir par partir à la guerre avec lui. On peut se marier maintenant ? ».

Mouais. Mieux valait n’en parler à personne. Seuls les enfants avaient le privilège de vivre mille autres vies.

Lucie, quant à elle, n’en avait qu’une, de vie, les autres, elle ne pouvait que les essuyer en même temps que ses larmes. Elle n’assista pas au départ de l’armée d’Albacan. Désormais, elle devait s’occuper de Chloé, ce qui impliquait de rentrer chez elles, sur Terre.

Bien qu’elle soit rongée de tristesse et de remords par le départ d’Albacan, et qu’éprouver cela la rendait plus coupable encore envers Thomas, Lucie essayait d’aller de l’avant. Retrouver son fiancé n’avait plus tout à fait la même saveur, l’enthousiasme se mêlait à la peur, la peur de ne pas pouvoir oublier Albacan, la peur que Thomas aussi soit retombé amoureux. Elle préférait ne pas y penser.

Lucie consacra son énergie, durant les mois suivants, à former sa protégée à la magie, lui expliquer les mille façons de rater une potion, la dissuader de modifier les recettes pour pallier les ingrédients manquants. Elle oubliait ses propres sentiments et détournait Chloé de ses angoisses en lui offrant un entraînement intensif.

— Un jour où l’autre, nous devrons bien partir à la recherche des ailes de fées, c’est la dernière chose qui nous manque !

— Nous devrions trouver ça dans un convoi de ravitaillement qui passe par le village.

— Un convoi ? Qui va où ? Pourquoi tu ne veux pas aller toi-même chercher ce qu’il faut ?

Lucie soupira. Elle expliqua à Chloé la guerre qui déchirait le pays, l’impossibilité de voyager en sécurité. La petite acquiesça, mais une lueur de curiosité brillait dans ses yeux.


De nouvelles troupes bivouaquèrent au village, en chemin pour rejoindre les armées royales. Chevaliers aux armures étincelantes, mages en robes noires, soldats bruyants et exaltés, l’armée ressemblait en tout point à celle d’Albacan. Le cœur battant, Lucie demanda des nouvelles du front.

— Ça ne progresse pas, lâcha un officier. Albacan vous dites ? Ça ne me dit rien, il doit être bloqué avec les autres troupes dans le col de Pulcrest. Pour les ailes de fées… faudra voir avec nos mages, je n’en sais rien. Tout ce que je peux dire, c’est que les deux camps s’épuisent et toujours aucune trace de l’Élue.

— L’Élue ? demanda Chloé. C’est qui ?

Le chevalier ébouriffa les cheveux de la gamine.

— Une puissante magicienne, celle qui sauvera le monde.

Et voilà, la graine était semée, la fillette ne parla plus que de la prophétie à Lucie. Pire, elle aussi voyait en la guérisseuse une bonne candidate.

Et comble du malheur, pas de trace d’ailes de fées…

armée dans les montagnes

Les troupes défilaient au village, emportant avec elles la jeunesse et la vie du pays. Lucie posait toujours les deux mêmes questions, et obtenait les mêmes réponses. Albacan ? Vous devriez demander à ceux qui reviennent du front, pas à ceux qui y vont. Des ailes de fées ? Le convoi suivant en aura.

Chloé aussi attendait les armées avec impatience, écoutait les faits d’armes les yeux pleins d’étoiles. D’autres années s’écoulèrent ainsi. La fillette devenait adolescente, ses pouvoirs se développaient et Lucie ne cessait d’être surprise par la facilité avec laquelle elle s’intégrait dans ce nouveau monde. Elle oubliait le Français alors que la magie et la guerre lui semblaient naturelles. La physicienne s’inquiétait parfois de l’enthousiasme avec lequel sa protégée accueillait les nouvelles troupes et leur prodiguait des potions pour leur quête impossible. Chloé leur souhaitait bonne chance et guettait autant leur retour que l’arrivée de nouvelles armées. Mais à part les déserteurs partis avant qu’il ne soit trop tard pour eux, très peu de soldats revenaient du front.

Un jour, alors qu’elle entretenait son carré d’herbes médicinales, Lucie vit une épaisse fumée noire s’élever du village. Sans perdre de temps, elle appela Chloé et elles se barricadèrent dans la chaumière. Quelques minutes plus tard, le sol trembla et elles aperçurent par la fenêtre une troupe à cheval qui fondait sur elles.

Les cavaliers se séparèrent pour encercler la bâtisse. L’un d’entre eux se jeta contre la porte pour l’enfoncer. Lucie n’attendit pas qu’il réussisse pour réagir. Elle saisit de sa ceinture une fiole qu’elle avait espéré ne jamais utiliser et la but.

Des nuages s’amoncelèrent dans le ciel bleu. Conformément à la volonté de la magicienne, le tonnerre gronda. Les pillards hésitèrent un instant mais reprirent l’assaut aussitôt. Celui qui enfonçait la porte fut foudroyé.

Les autres hurlèrent de peur et coururent vers leurs chevaux. Trois d’entre eux s’écroulèrent avant de les atteindre. Pourtant, Lucie n’avait envoyé aucun éclair les frapper.

— C’est toi qui as fait ça ? demanda-t-elle.

Chloé acquiesça. Elle paraissait savourer la stupéfaction de sa professeure. À aucun moment, elle n’avait paru inquiète. Elle haussa les épaules et les nuages, pourtant invoqués par Lucie, se dissipèrent. Quand était-elle devenue si puissante ?

Une fois sûres que les brigands n’étaient plus une menace, les deux amies se rendirent au village pour aider les survivants. Tout était à reconstruire. Les récoltes pillées, détruites. Les jambes tremblantes, Lucie comprit que la guerre l’avait rattrapée, qu’elle ne pouvait plus l’ignorer. Même si les cavaliers qui avaient attaqué le village n’étaient que des déserteurs, ou des malandrins profitant de l’absence des seigneurs sur leurs terres, elle savait que la situation ne pouvait plus qu’empirer.

Chloé l’avait compris aussi, et sûrement bien avant elle. Pour la physicienne, la conclusion qui s’imposait était claire. Elles devaient finir la potion au plus vite.

— Lucie, rester ici ne sert à rien, dit la petite. Aucun convoi n’a jamais eu d’ailes de fée. Je ne sais même pas s’il y aura encore des convois. Faisons nos bagages et allons les chercher nous-mêmes.

Entendre ces mots provoqua chez la guérisseuse une colère noire, dont elle ne se savait pas capable. Un tel voyage était suicidaire, par les temps qui courraient. Des bocaux volèrent, le ciel s’obscurcit à nouveau, l’air crépita. Un combat magique serait bien plus destructeur qu’une foule de pillards.

Lucie inspira profondément. Elle savait que l’adolescente avait raison, mais refusait d’admettre qu’elle avait déjà perdu trop de temps à attendre dans la chaumière. Mais si de nouvelles victimes de la potion verte arrivaient ? De toute façon, elles ne pouvaient pas partir maintenant, il fallait soigner les rescapés de l’attaque.

La réconciliation ne dura que le temps de ces convalescences. Chloé suppliait Lucie qu’au moins l’une d’entre elles partent chercher les ailes de fées. Le reste du temps, elle lui parlait de la prophétie. La petite ne s’était pas encore rendu compte que sa puissance dépassait celle de sa maîtresse, et la pressait d’accomplir sa destinée. Lucie, elle se félicitait de ne pas s’être précipitée au front. Si Chloé était meilleure magicienne qu’elle, c’est qu’elle n’était pas l’Élue.

La magicienne aurait pourtant cédé, pour qu’elles rejoignent toutes les deux le front, si elle n’avait pas eu peur de découvrir ce qu’il était advenu d’Albacan. Un mort-vivant aux ordres de la Sorcière aux renards ? Si elle avait refusé de le suivre, il n’y avait aucune raison de le faire maintenant. Ce serait l’avoir sacrifié pour rien.

Peu de temps après, un groupe de soldats accompagné d’un mage revint au village. Ils cherchaient Lucie et son apprentie.

— Vous êtes les seules à nous avoir fourni des remèdes efficaces contre les Morsures du Renard. Parmi les troupes, on pense de plus en plus que l’une d’entre vous est l’Élue.

La jeune fille jeta un regard en coin à Lucie. Cette dernière la foudroya des yeux, mais elle comprit qu’il était trop tard. Chloé s’était vue elle-même comme l’objet de la prophétie.

— Fournissez-nous au moins de nouveaux cataplasmes. Sinon la Sorcière progressera encore.

— C’est inutile, annonça l’adolescente. Je vous accompagnerai.

La physicienne sentit son âme se déchirer. Son amie, sa fille, allait la quitter et tenter d’accomplir ce qu’elle-même n’avait pas cru possible.

Mais après tout, c’était peut-être elle l’Élue…

Chloé convainquit le mage de la troupe. Sans difficulté. Lucie renonça à la raisonner. Elle lui avait expliqué mille fois que les bons magiciens étaient déjà partis depuis belle lurette, ceux qui ne rejoignaient le front que maintenant étaient moins forts, moins formés que tous les précédents. Et ce, à chaque saison qui passait. Une part d’elle-même avait toujours su que Chloé appartenait plus à ce monde qu’à la Terre et qu’elle finirait par y partir à l’aventure, malgré le danger, malgré ses racines. Quant à elle, Lucie resterait, elle serait là si d’autres victimes arrivaient, et finirait la potion pour rentrer chez elle.

Chloé et Lucie préparèrent de nouveaux élixirs et la troupe de rescapés fut rejointe par un nouveau détachement, qui, comme tous les précédents, faisaient halte à Lisière.

L’adolescente quitta la chaumière en héroïne.

— J’aurai les ailes de fée pour ton retour ! lui cria Lucie, les larmes aux yeux alors que sa protégée s’éloignait sur une monture blanche.

— Et nous rentrerons chez nous avec une toque de renard !

Et Chloé disparut à son tour de la vie de Lucie.

La nouvelle de l’avènement de l’Élue se répandit dans tout le pays, suscitant un regain d’intérêt pour le conflit enlisé. Les troupes défilaient de plus belle, expliquant toutes la même légende à Lucie. L’Élue avait été trouvée, elle chevauchait devant eux, la victoire était proche. Mais la victoire n’arrivait pas. L’Élue s’était peut-être perdue en chemin. Elle devait accomplir une odyssée pour parvenir à son but, un voyage initiatique avant d’être prête.

Lucie était de plus en plus célèbre, connue comme celle qui avait formé l’Élue. On l’appelait la Mère. Alors que les habitants de Lisière la prenaient déjà pour une sorte de prêtresse, les armées lui demandèrent sa bénédiction, ses conseils et ses tours de magie. Sa chaumière fut agrandie, on lui apporta des alambics, de nouveaux ingrédients, des apprentis. Elle finirait par réussir sa potion.

D’autres années passèrent et la légende de Chloé s’estompa, mais pas celle de la Mère. De nouvelles Élues firent surface. Lucie en rencontra quelques-unes, mais aucune n’avait le sourire et le panache de sa protégée. Elle les forma toutefois, les conseilla, les bénit, on ne savait jamais, dans les histoires, les héroïnes commençaient toujours très bas.

Les potions les plus prometteuses échouèrent, même si Lucie put se rendre en rêve dans des espaces étranges, aux formes, aux couleurs, aux géométries que son esprit ne comprenait pas.

La guérisseuse de Lisière, avait acquis une grande renommée. Une sage, qui vivait reculée, qui faisait des miracles, qui formait des héroïnes. Des rois, des nobles, des mages lui rendirent visite. Certains l’invitèrent à leur cour mais elle déclina toutes les offres. Il était trop tard pour elle pour accepter un tel poste. Désormais, un nouveau village s’était construit près de sa ferme, et son seul souci était d’y amener des grimoires rares qu’elle n’avait pas encore lus, dans l’espoir de trouver celui qui lui apporterait la recette de la potion verte. Une recette sans ailes de fées, car cela n’existait manifestement pas.

L’ancienne chaumière devint un haut lieu du savoir et de la magie. D’autres puissants mages s’y installèrent, y apportèrent leurs incunables et leur savoir. C’était chez la Mère que les prétendantes au titre d’Élue se rendaient, et l’endroit devint un centre d’entraînement, des magiciens y établirent des règles, une sélection. Plus personne n’avait pris Lucie pour l’Élue depuis des années, elle était désormais trop vieille.

Trop vieille aussi pour être écoutée et avoir son mot à dire sur les cataplasmes qui contraient les maléfices de la Sorcière des renards, sur l’organisation du lieu. Il ne restait aucun des villageois qui l’avaient adoptée comme guérisseuse si longtemps auparavant, les chevaliers qui avaient été témoins de la puissance de la physicienne avaient disparu depuis belle lurette.

Lucie avait l’impression que le monde pouvait parfaitement fonctionner sans elle. Elle avait rassemblé des mages et soignés des gens, qui avaient formé d’autres mages et soignés d’autres gens. Peut-être leur avait-elle consacré trop de temps, et pas assez à son objectif premier, le rêve d’une vie qu’elle n’avait jamais totalement oubliée ? Y croyait-elle encore seulement ?

Oui.

Lucie s’éloigna de l’académie qu’elle avait fondée pour reconstruire une petite chaumière à l’orée de la forêt. Là elle n’aurait plus à réserver les chaudrons et justifier les ingrédients qu’elle requérait. Elle n’aurait plus à donner des cours de cataplasmes basiques à de prétendues Élues. Juste tester, tester, toujours et encore, de nouvelles potions vertes.


S’il ne s’était pas perdu en arrivant au village, le messager aurait apporté le paquet à l’académie plutôt qu’à Lucie. Heureusement, ce soldat de retour du front avait demandé son chemin à la vieille femme. Quand elle reconnut les couleurs vert et or de la boîte, ses yeux s’emplirent de larmes et le courrier tenta une explication maladroite :

— C’est un ordre qui circule dans tous les régiments depuis des décennies, m’voyez ? On sait plus trop pourquoi, mais il faut apporter des ailes de fées à la guérisseuse de Lisière.

Les mains tremblantes, elle saisit le colis. Un instant, elle avait cru qu’Albacan était toujours en vie, mais le messager n’avait fait qu’obéir à une consigne vétuste. Elle ne gardait de son prince que des souvenirs qui ne s’estompaient pas, désormais cristallisés dans ce petit coffret, comme une injonction à aller au bout de sa décision.

Lucie prit encore cinq ans à concocter le filtre vert.

Elle avait attendu ce jour toute sa vie. Imaginé comment Thomas réagirait, comment elle lui expliquerait tout ce qui s’était passé. À son âge, il ne lui en voudrait plus pour Albacan, elle serait revenue, et c’était tout ce qui importerait. Il l’avait d’ailleurs sûrement oubliée, refait sa vie, vieilli aux côtés d’une autre. Lucie ne voulait plus rentrer que pour une raison : lui dire qu’elle n’avait jamais voulu l’abandonner et lui demander pardon. Elle ignorait quand ce changement avait eu lieu. Elle savait seulement qu’elle était loin derrière elle, l’époque où elle pensait que son fiancé ému la serrerait dans ses bras, et qu’ils reprendraient leur vie comme si rien ne les avait séparés.

Le filtre transporta en effet Lucie sur Terre, à l’endroit de son dernier souvenir. C’était alors un terrain vague inoccupé. C’était la nuit. La guérisseuse, encore en robe de laine, les bras couverts de grigris, et des fioles de potion à la ceinture, frissonna. À quel point la Terre avait-elle changé ? Combien de temps s’était-il écoulé ?

Elle reconnut l’église du village. De nouvelles maisons avaient été construites, des projets déjà en cours avant son voyage. Mais globalement les rues étaient restées les mêmes. Elle suivit la route jusqu’à la maison de Thomas. Pourvu qu’il n’ait pas déménagé, comment le retrouverait-elle sinon ? Elle aurait bien fait du stop, mais à cette heure, personne ne passait. Elle ressemblait à une vieille hippie, qu’allait-on penser d’elle ? Sur le chemin, tout son corps se raidit alors qu’elle entendit glapir des renards. Heureusement, elle n’en aperçut pas.

Enfin, Lucie, ses vieux os transits de froid, toqua à la porte. On pesta, on alluma une lumière, on ouvrit.

C’était Thomas. Les cheveux blancs, ridés, mais c’était lui. Il avait gardé ses yeux pétillants. La vieille femme sentit ses jambes défaillir.

— Que puis-je pour vous ?

Il tentait de distinguer les traits de la nouvelle venue dans l’obscurité, encore ébloui par la lumière artificielle.

— Je suis Lucie ! Je suis revenue !

Elle hésitait à sauter dans ses bras, ou à rester éloignée.

— Qu’est-ce qui se passe ?

Derrière le fiancé de Lucie, une autre femme était apparue. La physicienne avait bien sûr envisagé que Thomas en ait épousé une autre, mais pas cela.

C’était une Lucie en pyjama, aussi âgée que Thomas, qui dévisageait son double échevelé, perplexe.